Dossier : Tania Mouraud

« Par mon travail, je montre que la philosophie
et l’art
devraient et pourraient fusionner pour nous
faire progresser
sur le chemin de la connaissance. »

Tania Mouraud

Portrait de l’artiste

Tania Mouraud naît à Paris pendant la Seconde Guerre mondiale, de deux parents intellectuels et résistants. Son père est assassiné en 1945 alors qu’elle n’a que trois ans. Ce drame, mêlé aux violences et aux atrocités du monde, devient le moteur
de son engagement dans son travail artistique. Tania Mouraud effectue une partie de ses études au Royaume-Uni, entre 1957
et 1959, puis s’installe à Düsseldorf, jusqu’en 1964, où elle vit
de divers emplois, avant d’enseigner l’art dans différentes
institutions. Artiste investie, elle a notamment participé à de nombreuses conférences et a été présidente de jury pour les sélections d’entrée au sein de plusieurs écoles d’art. À travers cette activité de transmission, Tania Mouraud rompt avec la vision très sacralisée de l’artiste du XIXe siècle, qui le positionnait dans un rapport de hiérarchie avec les spectateurs.

Tania Mouraud est une artiste aux multiples facettes. Autodidacte, elle réalise des toiles peintes jusqu’en 1968, qu’elle brûle ensuite dans son Autodafé [fig. 01 : Autodafé, 1968] : elle détruit, par le feu, la totalité de ses tableaux comme un geste de rébellion, marquant de manière radicale une rupture avec la peinture qu’elle pratiquait depuis 1962. Tania Mouraud se tourne alors vers des formes artistiques engageantes : installations, vidéos, réalisations photographiques ou picturales. Depuis peu, elle a ajouté à son panel d’outils des tables et logiciels de mixage et propose alors des performances sonores publiques. Ainsi, l’artiste explore, depuis la fin des années 1960, les liens entre l’art, la société et la responsabilité de l’artiste face à
l’Histoire, questionnant des thématiques sociales et politiques telles que le féminisme, le racisme et la société de consommation. Tania Mouraud révèle une volonté d’utiliser l’art comme moyen d’expression, se positionnant alors comme témoin d’un monde qui nous entoure.

L’écriture : un moyen d’expression artistique

Son art se distingue particulièrement par une utilisation innovante de l’écriture. En effet, l’artiste, rejetant tout attachement à un courant artistique ou à un dogme, fusionne l’art et la philosophie, se basant initialement sur les mots puis ultérieurement sur leur typographie porteuse de sens. Tania Mouraud aborde de ce fait le langage comme un élément plastique ainsi qu’un médium de représentation qui questionne notre perception du réel, devenant aussi un outil politique. Les Mots-Mêlés [fig. 02 : Mots-Mêlés, 2017-2020], jouent avec notre compréhension :
l’artiste utilise un langage informatique pour placer ses mots
et définir les lignes directrices, afin de créer des grilles cryptées de barres noires sur fond blanc. Tania Mouraud s’inspire
de textes d’opéra tels que Einstein on the Beach, écrit et mis
en musique par Philip Glass en 1976, mais aussi de poèmes.
Cette œuvre présente des aplats noirs, lignes et croisements, que l’on ne peut déchiffrer et comprendre.

Comme nous avons pu le constater à travers les Mots-Mêlés, l’artiste cherche à donner vie aux mots qu’elle juge puissants. En les rendant illisibles, elle se questionne sur leur sens et leur impact sur le spectateur. De cette façon, elle incite le regardeur à s’interroger sur ce qu’il voit et à décortiquer les informations qui s’offrent à lui, à l’instar d’un jeu interactif. On retrouve ce procédé dans d’autres travaux de Tania Mouraud, dans lesquels l’artiste semble prendre plaisir à jouer et à manipuler à sa guise le texte choisi.

« Les grilles aléatoirement générées à partir des textes

choisis par Tania Mouraud constituent ainsi la trame d’une énigme à percer,
l’énigme du destin humain et de l’Histoire,
frappés par la destruction, l’oubli et la répétition tragique. »

Matthias Barthel

Entre lisibilité et illisibilité

Tania Mouraud accentue l’aspect graphique des mots en les agrandissant, les distordant et les rendant presque illisibles, brouillant la distinction entre art et communication. Dans son travail, l’artiste s’inspire de textes de la littérature et de discours forts qui l’ont marquée dans son parcours, tels que la célèbre citation de Martin Luther King, que l’on peut retrouver
dans la série Dream, réalisée en 2005 [fig. 03 : Dream, 2005].
Le graphisme de cette œuvre, dont les lettres sont largement étirées, rend la lecture et la compréhension plus difficiles.
L’artiste invite ainsi le spectateur à prendre le temps de con-templer, de déchiffrer, de méditer devant l’œuvre. Le traitement en noir et blanc vient accentuer l’impact des messages que
l’artiste cherche à transmettre. Le texte se transforme en image en apparaissant, dans un premier temps, comme une œuvre picturale. De la même manière, l’image devient un texte pour celles et ceux qui prennent le temps de décrypter les mots
qui s’y cachent.

« Pour moi, l’art relève du partage et de la conversation
avec la personne en face de l’œuvre, à laquelle je dis
voilà ce que je vois. La personne en fait ce qu’elle veut. »

Tania Mouraud

Dans cette perspective, Tania Mouraud réalise également une série d’œuvres en 2020, Shmues (ou Conversations en yiddish) [fig. 04 : Shmues, 2020], une recherche sur les écritures, les grammaires et le sens de lecture puisque le yiddish, aux lettres largement séparées, se lit de droite à gauche. Dans ce travail artistique, le spectateur est confronté à une typographie cursive ou issue de caractères d’imprimerie créée par Tania Mouraud, qui choisit de lier les caractères, compactant le langage jusqu’à le rendre serré, acéré voire indéchiffrable. La lecture est alors complexe, évoluant à la lisière entre image et écriture, calligraphie et rature, dessin et peinture. Shmues est un dialogue avec nos deuils individuels et collectifs, actuels ou passés. Tania Mouraud convoque une langue presque éteinte par les exterminations, les guerres, pour nous partager des textes de poèmes d’auteur•ices yiddish, où la plasticité triturée du langage traduit la violence subie et se présente comme un acte de mémoire.

« Tania Mouraud rassemble des écritures, des cultures, des
littératures,
des alphabets mais aussi des époques et des êtres,
conjurant l’impossibilité
de transmission aux générations futures. »

Cécile Renoult

Une artiste engagée

« L’artiste fait du langage un support de protestation
qui deviendra l’emblème
de son expression artistique. »

Matthieu Jacquet, Magazine Numéro, 2021

La diversité des moyens d’expression chez Tania Mouraud
lui permet d’explorer et de maintenir une constante réflexion
sur la destruction, le désastre ou encore la violence, sans pour autant les représenter de manière explicite. Son engagement féministe, par exemple, la mène vers une expérience
de déconstruction linguistique, invitant à sortir des carcans patriarcaux qui ont façonnés la langue française et son écriture. L’artiste engage également un dialogue sur les enjeux de la société contemporaine et invite les spectateur•ices à y réfléchir, à travers sa City Performance n°1.

Dans son travail artistique, les écritures et l’espace urbain
s’entremêlent, donnant une place particulière aux regardeurs. Tania Mouraud intervient dans l’espace public avec, comme outil de langage, la forme du texte. Avec City Performance n°1 réalisée en 1977 [fig. 05 : City Performance n°1, NI, 1977-2015],
l’artiste explore les questions liées à l’espace urbain, à la société et à l’identité individuelle : elle interroge la manière dont les individus s’approprient l’espace public, qui peut modifier leur comportement et leur identité. Celle-ci réalise cette performance urbaine dans l’Est parisien en remplaçant cinquante-quatre panneaux publicitaires par le mot « NI » écrit en lettres géantes. Ces affiches interpellent les passant•es et jouent avec les stratégies traditionnelles de la publicité. Cette forme d’art exprime une parole individuelle en contraste avec la consommation, une négation ultime, un message ouvert au spectateur. Il s’agit d’une véritable dénégation des comportements induits par une société postindustrielle où consommation rime
avec illusion. Ce « NI » est un cri contre le monde marchand. Ainsi, City Performance n°1 est une œuvre politique et engagée, autant qu’elle est une expérience collective et englobante qui permet une interaction directe avec les passants, renforçant l’aspect social du travail de Tania Mouraud.

Le dispositif vidéo permet quant à lui de donner à voir et à entendre l’incongruité des comportements humains. Dans
Ad nauseam, littéralement « jusqu’à la nausée », [fig. 06 : Ad nauseam, 2013-2014], Tania Mouraud dévoile, sur trois immenses écrans disposés en vis-à-vis, les images de la destruction de livres dans une usine de recyclage. Sur un fond sonore de bruits industriels assourdissants,
des tonnes de papier sont entassées, soufflées, broyées.
Le spectateur se retrouve alors pris dans le flot impressionnant des images et la brutalité du son, qui le mettent face au comportement autodestructeur de l’Humanité. Ad nauseam permet donc de faire réfléchir les individus sur leur capacité à détruire leur propre pensée, et sur l’impact environnemental de leur production industrielle. Par ailleurs, cette « extermination » du savoir n’est pas sans rappeler les crimes atroces qui ont marqué l’Histoire du XXe siècle, thématique qui résonne avec l’histoire personnelle de l’artiste.