« Elle se défait » mais l’écriture la reconstruit : Tombée du ciel un roman d’Alice Develey
Juliette Jamm, janvier 2025
« J’écrirai comme on tue. Ce sera vif et bref » : voici la promesse d’une jeune fille de quatorze ans décidée à mourir. Dans ce premier roman autofictionnel intitulé Tombée du ciel, publié en août 2024 chez L’Iconoclaste, Alice Develey fait de l’écriture l’outil de défense de son personnage principal, Alice, placée en hôpital psychiatrique pour anorexie. Son arme est son journal, rédigé avec une plume incisive et poignante. La sphère médicale se fond au milieu romanesque : formant à l’origine un monde clos, l’espace va s’ouvrir, devenir poreux par le texte même. L’autrice prend la plume pour une foule : celle à l’intérieur des murs des hôpitaux, celle en dehors, celle qui ne comprend pas la maladie, celle qui est concernée directement, celle qui ne l’est pas.
« J’ai dans la bouche des glaires sans poésie »
L’écriture est mordante, sans filtre, brute. La réalité du monde psychiatrique dépeinte dans toute sa crudité, bien que les mots filtrent toujours la réalité. Chaque page devient un crachoir permettant de retranscrire les violences vues et vécues. Libérer les souffrances accumulées dans cet « espace du dedans » qui les enfouie dans ses parois, infranchissables. Le style d’Alice Develey se forme autant par longs passages que par fragments, retranscrivant parfaitement les sentiments et ressentiments de son personnage. S’accumulent des phrases courtes, pinçantes, à l’encontre du système médical ou de « Sissi » (la voix de la maladie), et des descriptions plus détaillées, portant des réflexions sur l’isolement, l’abandon, la maladie.
« Toute écriture est une blessure. Soit on la cicatrise, soit on la creuse »
Alice Develey prend la parole sur Instagram : « Un mot revient souvent pour qualifier Tombée du ciel : dur. J’avoue avoir beaucoup de mal avec cet adjectif. Un exercice de maths est dur. Faire sa déclaration d’impôts est dur. […] La vérité est pire que ce que je décris. Alors si c’est trop "dur", rappelez-vous que ce ne sont que des mots pour vous, alors que pour moi, c’est ma vie. ». Son roman est une blessure en soi. L’autrice, courageusement, réouvre les siennes pour le rédiger. La violence du geste d’écriture, les souffrances du personnage, les descriptions graphiques des brutalités et de l’autodestruction sont autant de plaies ouvertes perceptibles dans le texte. Toutefois, cette exploration des maux s’arrime à une cicatrisation – du lectorat comme de l’autrice. Indispensable et nécessaire, Tombée du ciel est son propre antidote.
« L’anorexique n’est pas dans la privation mais dans la disparition »
Tombée du ciel va pourtant à l’encontre de cette disparition. L’écriture se fait l’outil de la réappropriation et du (re)saisissement de soi. Ce texte défi l’oubli, le méprise. Le lecteur n’a pas seulement accès à l’histoire d’Alice, c’est aussi celles de Louise, Pia, Maria, Candice, Solène, et de tout un ensemble d’autres personnages qui sont racontées. Alice Develey écrit pour elle-même et pour iels. Seulement, l’objectif de cet ouvrage n’est pas uniquement d’évoquer des souffrances, il s’agit aussi d’imprimer des fragments de joie, saisis dans ce milieu aseptisé : un rire au détour d’un couloir, un livre caché dans un pantalon, le fantasme d’une journée à la mer.
Ces ravissements, instants de douceur et d’arrachements éphémères à la condition de malade, permettent de confronter cet écrit de l’intolérable. Dans ce quotidien de violences, retranscrit par une justesse et une profondeur absolus par l’autrice, Alice émet une plainte dont Tombée du ciel se fait l’écho, cri inoubliable.