Piero Tosi, l’habilleur du cinéma italien

Théo Jacqmin, janvier 2024

Les costumiers font partie de cette catégorie particulière d’artisans dont on apprécie le travail, sans forcément connaître ni leur visage, ni leur nom. Au détour d’une scène de bal sur 35 mm, d’une simple paire de bretelles portée à même la peau ou sous la dentelle fanée d’une ombrelle, les costumes de Piero Tosi sont pourtant imprimés dans notre imaginaire collectif.
Né tout près de Florence en 1927, mort à Rome en 2019, Piero Tosi a eu une carrière essentiellement italienne. Ses collaborations avec, entre autres, Luchino Visconti, Mauro Bolognini, Vittorio De Sica, Pier Paolo Pasolini, Liliana Cavani, donnent la mesure de l’ampleur et de la variété du travail du costumier, dont la filmographie ressemble à un best of du cinéma italien de la seconde moitié du XXe siècle.
On disait Piero Tosi perfectionniste jusqu’à l’extrême, colérique, s’emportant pour un revers de col mal ajusté, ce qui lui valait parfois d’être chassé des plateaux de tournage. Mais attachant, aussi, extrêmement drôle, maniant l’ironie comme personne avec sa bande de copains artistes, rencontrés lorsqu’il vivait à Rome et écumait les trattorie du quartier de la Via Frattina. Il faut écouter les actrices quand elles évoquent, les yeux brillants, leurs souvenirs de tournage avec Tosi, soulignant le génie et le sourire contagieux du maître italien, ainsi que le rôle primordial qu’ont joué ses costumes dans la construction de leurs rôles : Claudia Cardinale (Rocco et ses frères, Le Guépard, …), Charlotte Rampling (Les Damnés, Portier de nuit) ou encore Isabelle Huppert, qui incarnait Alphonsine dans La Dame aux camélias de Mauro Bolognini, et qui déclarait à La Cinémathèque, en 2019, que « tourner dans les costumes de Piero Tosi, le costumier de Visconti, c’était absolument magnifique ».
Parmi les nombreux prix récompensant le créateur, un Oscar d’honneur, reçu en 2013, fait inédit pour un costumier, couronna la carrière d’un homme depuis longtemps retiré des plateaux de tournage, sémillant octogénaire devenu enseignant de l’art du costume à l’École nationale de cinéma de Rome.

Mort à Venise, 1971 / Maria Callas dans Médée, 1969

Que retenir du travail de Piero Tosi ? Difficile de résumer une carrière aussi longue et protéiforme en quelques mots. Alors en quelques images, peut-être.
Parlons du bleu profond de la tunique portée par la Médée de Pasolini, interprétée par Maria Callas. De la noblesse intemporelle de la matière, du contraste du lin et de la soie, qui évoque le souvenir proustien des robes Delphos de Mariano Fortuny. Ou de cet empilement baroque de grelots, s’écoulant en cascade jusqu’aux genoux, sur des broderies du fond des âges d’inspiration byzantines.
Ou peut-être de la silhouette hiératique de Silvana Mangano, arpentant la plage du Lido comme une apparition Belle Époque dans Mort à Venise de Luchino Visconti. Une vision d’esthète, documentée, référencée jusqu’à l’obsession, d’un raffinement extrême. Piero Tosi aimait travailler avec des bijoux et des dentelles chinées, ainsi que des tissus d’époque, dénichés dans les réserves des innombrables manufactures de l’Italie du Nord.
Plus léger, ou pas tant que ça, on peut se souvenir des incroyables panoplies de La Cage aux folles, d’Édouard Molinaro. Si on en retient à présent le kitsch et le propos forcément daté, on se doit de souligner le soin extrême apporté aux décors et costumes de ce film culte. Les personnages de Renato et Albin sont des caricatures, mais leurs costumes, impeccables, sont leur dignité et leur armure. Tosi, lui-même homosexuel, travaillant avec des metteurs en scène qui l’étaient également, a-t-il voulu rendre hommage à cet art du cabaret qu’il a souvent magnifié (Portier de nuit, Les Damnés), et à la créativité et l’exubérance d’une communauté alors relégué au ban de la société ? Impossible d’attribuer des intentions à cet artisan peu bavard avec la presse, qui n’aimait au fond que profiter du soleil des plages d’Ostie, mais son travail reste adulé et cité comme une référence majeure par toute une portion de la communauté gay.

Ugo Tognazzi et Michel Serrault dans La Cage aux folles, 1978

Enfin, comment ne pas évoquer ce fameux bal du Guépard de Visconti. Derrière le jeu du chat et de la souris entre Tancrède (Alain Delon) et Angelica (Claudia Cardinale), voilà une scène qui est tout entière costume. En 1963, c’est une scène ovni, démesurée, déraisonnable. Près de quatre cents costumes uniques, autant de figurants, éclairés à la bougie, douze ans avant Barry Lyndon. Et surtout, pour le spectateur, une scène qui convoque un étrange sentiment, celui d’avoir voyagé dans le temps, ou d’avoir pénétré dans un tableau de Winterhalter. Une scène qui évite également les écueils du « film en costume », sous l’œil de la caméra néoréaliste de Visconti, et grâce au souci du détail de Tosi, qui envisage chaque vêtement comme un objet vivant. Sous le taffetas crissant de sa robe à crinoline, une jeune femme éponge la sueur de son front, et laisse échapper un soupir. Le soupir d’un cinéma d’un autre temps, à jamais disparu, mais dont Piero Tosi a sans doute été l’un des plus brillants promoteurs.

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