either/or, Elliott Smith, 1997
Julie Deygas, janvier 2024

« Qu’est-ce qu’un poète ? Un homme malheureux qui cache dans son cœur de profondes souffrances, mais dont les lèvres sont ainsi faites qu’elles transforment le soupir et le cri qui en jaillissent, en une musique belle1 ».
1997. À 28 ans Elliott Smith n’a pas encore la petite notoriété que lui donnera son passage aux oscars l’année suivante2. En février, il publie Either/or. Derrière lui, une enfance chaotique, un début de carrière au sein du groupe punk Heatmiser, mais aussi des études de philosophie, qui ne sont certainement pas étrangères au choix du titre de cet album, référence directe à un ouvrage de Kierkegaard.
On retrouve dans Either/or un certain éclectisme qui est également celui du philosophe danois dans cet ouvrage3 – et le paradoxe d’une vie qui hésite entre « éthique » et « esthétique ». Elliott Smith manie lui aussi parfaitement les paradoxes et hésitations. Cela s’entend par la variation des ambiances musicales qui composent l’album, « Alameda » ou « Angeles » témoignent par exemple d’une vraie complexité de composition, où le chanteur s’illustre en véritable virtuose de la guitare ; d’autres morceaux, moins travaillés en apparence, démontrent en réalité un grand sens de la mélodie, comme c’est le cas par exemple de « 2:45 AM » ou de « Say Yes » qui concluent l’album en toute intimité.
Mais Elliott Smith n’est pas seulement un grand musicien et mélodiste : il est aussi un brillant parolier. Sa chanson « Between the bars » – probablement l’une de ses plus célèbres – permet une multiplication de lectures : est-ce bien à sa bouteille qu’il s’adresse ? Ou bien l’inverse, et ce serait alors la bouteille qui lui parle ? Est-ce d’alcoolisme qu’il est question ici ou, comme l’artiste l’a suggéré lui-même, cette chanson n’est-elle que la métaphore d’un enfermement intérieur ? – « Bars » pouvant tout aussi bien renvoyer aux « barreaux » qu’aux bistrots. On retrouve dans les textes de cet album tous les thèmes qui hantent l’œuvre d’Elliott Smith – solitude (« Alameda »), angoisse (« 2:45 AM »), addiction (« Between the bars »), un certain décalage par rapport aux autres (« Rose parade ») etc., ce qui n’est pas sans rappeler la mélancolie des textes de Kierkegaard. Mais Either/or se clôt sur une touche lumineuse, quoique douce-amère – on ne se refait pas – avec le morceau « Say yes », chanson de rupture où le chanteur remercie un ancien amour qu’il ne parvient pas à désaimer complètement et qui lui a offert un regard nouveau sur le monde, où l’espoir est permis. Et c’est cette touche d’espoir inattendue que l’on retient, étrangement, lorsque la voix de l’artiste s’éteint.
1 Soren Kierkegaard, Ou bien… Ou bien…, Gallimard, p.17.
2 Sa chanson « Miss Misery » était nommée pour le film Will Hunting. Ce sera finalement Céline Dion et « My heart will go on » qui l’emporteront.
3 Ou bien… Ou bien… multiplie les formes textuelles (lettres retrouvées, fragments plus théoriques, œuvre romanesque comme Le journal du séducteur etc.)