Au secours, ma chanteuse préférée est transphobe (et vient de sortir son meilleur album)
Théo Jacqmin, janvier 2024
C’était la mini polémique de la rentrée musicale. Le 8 septembre 2023 sortait Hit parade, le sixième album de la chanteuse irlandaise Róisín Murphy, dans une ovation presque générale. Presque, parce que quelques jours plus tôt avait été déterré des tréfonds de Facebook un commentaire (initialement publié par la chanteuse sur un compte privé) au caractère transphobe et aux accents complotistes. Fustigeant l’usage des bloqueurs de puberté (à l’heure actuelle seule véritable prise en charge proposée aux adolescents transgenres dans l’attente d’une transition médicale), qualifiant les jeunes qui s’interrogent sur leur identité de genre de « petits gamins perdus », et pointant l’opportunisme du Big pharma qui selon elle, s’enrichit sur le dos des patients, Murphy s’emportait dans une diatribe virulente, grippant bien malgré elle une campagne promotionnelle jusqu’alors sans accroc.
Quoique l’on pense du contenu de cette prise de parole, dont la spontanéité détonne dans un univers du divertissement où la communication est particulièrement cadrée, ce commentaire a heurté plus d’un fan de la chanteuse irlandaise. En effet, depuis 2005 et le début de sa carrière solo, Róisín Murphy s’était fait connaître auprès d’un public plutôt gay-friendly et amateur d’une musique électro-pop pointue. Icône mode bien avant le phénomène Lady Gaga, soignant toujours ses looks reconnaissables entre mille, invitant en première partie de ses concerts des groupes ouvertement queer (comme Hercules and Love affair, en 2008), et rendant hommage, à travers sa musique, aux genres musicaux appréciés au sein de la communauté gay, comme la pop, le disco ou la house, la chanteuse avait acquis au fil des années un statut de figure culte, suivie par un auditoire restreint mais fidèle. On se surprenait, pour peu qu’on aime sa musique, à vouloir garder Róisín Murphy à soi, un peu comme un secret d’initié qu’on ne partage qu’avec ses amis les plus proches.
En 2020, lors des confinements, Murphy nous avait fait danser avec son Róisín Machine, qui rappelait, à travers ses beats martelés et industriels, le souvenir alors déjà ô combien lointain de la moiteur des clubs, de leurs banquettes en skaï collantes et de la bière renversée sur le dancefloor. Lors du Réveillon de la Saint-Sylvestre, qui concluait cette année bien étrange, dans la mythique émission de Jools Holland sur la BBC, elle entonnait une reprise de Let’s dance de Bowie particulièrement jouissive. On croisait de plus en plus souvent la chanteuse sur les plateaux de télévision, dans les magazines ou les reaction videos sur Youtube, jusqu’à la fameuse polémique
Une déprogrammation expresse d’une soirée consacrée à la chanteuse sur la radio BBC 6, une promotion a minima de l’album par son label Ninja Tune ont représenté les seules véritables conséquences matérielles de l’« affaire du commentaire Facebook ». Une simple visite sur la page Instagram de la chanteuse la montre aujourd’hui souriante, en couverture de magazines de mode brésiliens et allemands, ou chantant pour des salles combles dans ses impayables tenues. Tout va donc parfaitement pour elle, merci bien.
Róisín Murphy s’est depuis excusée de ces propos, mais cela n’a pas suffi à consoler les fidèles de la chanteuse, qui se sont pour la plupart sentis trahis, alors que les débats et les législations criminalisant la transidentité se font de plus en plus agressifs, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Le plus désolant dans cette histoire, c’est que le dernier projet de Murphy est excellent. Il s’agit même peut-être de son meilleur album. Épaulée par l’allemand DJ Koze à la production, la chanteuse explore de nouveaux territoires musicaux, mêlant une techno minimale et intimiste à une nouvelle voix plus posée, aux accents souls. En douze titres, Róisín Murphy se réinvente sans se renier, tout en conservant sa fantaisie et son humour décalé, qui ont toujours été constitutifs de son identité musicale.
Mais fi de tout cela ! Les fans - dont je fais toujours partie, à mon corps défendant - vous diront que quelque chose est définitivement cassé. Il est toujours facile de bannir de nos oreilles ou de nos lectures les artistes dont on se fiche, avec lesquelles on ne partage aucune attache. Mais quand votre chanteuse adorée, que vous chérissez, que vous êtes allée voir en concert à ses débuts en solo, une froide nuit bruxelloise de novembre, dont vous avez écouté et aimé tous les albums, et dont vous avez suivi l’évolution artistique, en éprouvant un étrange sentiment de fierté, presque filial, quand cette chanteuse disais-je se révèle bien différente de l’image que vous vous en étiez faite, à travers un commentaire minuscule mais extrêmement révélateur d’une vision du monde diamétralement opposée à la vôtre, comment pouvez-vous poursuivre votre chemin sans vous boucher les oreilles, sans vous sentir trompé un peu plus à chaque écoute ?
Un regard extérieur à cette désolante polémique ironisera peut-être sur tant de vacuité. Il parlera de tempête dans un verre d’eau, tout en devisant sur les ravages des relations parasociales ou un autre concept à la mode. Un fan tel que moi trouvera que tout cela est bien dommage, et pourra se consoler en écoutant, par exemple, l’excellent dernier album d’Anohni and the Johnsons qui, au-delà des orchestrations raffinées et de la voix toujours aussi hors du commun de la chanteuse, donne à entendre parmi les textes les plus poignants jamais écrits sur l’expérience d’une femme transgenre en prise avec les régressions alarmantes de la société actuelle, avec une dignité et une verve dont bon nombre d’artistes feraient bien de s’inspirer.