Bob Dylan, portrait

Julie Deygas, janvier 2024

« Je ne sais pas qui je suis la plupart du temps. Ça n’a même pas d’importance pour moi1 ».

Bob Dylan nous avait prévenu : « il n’est pas là2 » – en tout cas jamais où on l’attend. Si l’on connaît maintenant (mais il convient de rester prudent avec Dylan)certains aspects biographiques de sa vie, presque tous à un moment ou un autre ont été le sujet de fantasmes, nourris par Dylan lui-même3. On ne se risquera pas alors à tenter de le raconter. Au fond, qui s’intéresse un peu au Zim comprend très vite que l’essentiel n’est pas là, dans une vérité factuelle. Les critiques qui se sont essayés à lire dans ses textes une simple mise en mots et en musique de sa vie ont vite été démentis avec sarcasme et ironie par l’artiste lui-même – parfois avec une certaine dose de mauvaise foi4. Dylan adore déjouer les attentes. Prophète malgré lui de la folk et de la chanson engagée, le voilà qui passe au rock électrique au milieu des années 60 et devient Judas5pour certains de ses anciens adorateurs. Plus de dix ans après ce virage et de nombreux autres, après trois albums de rock chrétien, moins révélateurs de ses idées religieuses que d’une profonde crise personnelle, le simple nom de son album Infidels montre qu’il a, une fois de plus, perdu ses illusions. Et l’on pourrait réitérer l’opération pour presque tous les moments de sa carrière. Brouilleur de pistes, provocateur, certainement, mais pas seulement. Moins qu’une coquetterie de rockstar ce besoin de se réinventer, de pratiquer la politique de la terre brûlée, révèle chez Dylan une prise de position esthétique et littéraire qui rappelle Villon ou Rimbaud. Toujours il « craque une nouvelle allumette6 ». La page blanche devient chez lui un espace de re-création de soi, ses textes des espaces de « jeux », ou plutôt de « je » où, évidemment, « je est un autre », quitte à renier celui qu’il était peu de temps auparavant. À 82 ans son mantra est toujours le même : demeurer « bien plus jeune maintenant7 », à chaque nouveau projet, refuser de se laisser enfermer dans un quelconque mouvement, dans une ultime fidélité à Rimbaud et à sa méfiance envers toute « vieillerie poétique8 ». Dylan « contient des multitudes9 » et, comme le jeune poète qu’il a tant lu, il pourrait dire qu’il a, seul, « la clef de cette parade sauvage10 » que constituent sa vie et son œuvre.

1 Dylan par Dylan, Interviews 1962-2004, édition établie par Jonathan Cott, trad Denis Griesmar, 2007, Points, p.10.
2 Titre d’une chanson de Bob Dylan qui deviendra également le titre du film de Todd Haynes I’m not there.
3 Par exemple, fils de commerçants, il se présentait comme orphelin et recrue d’un cirque au début de sa carrière. Voir l’interview : Bob Dylan at 20 on Freak Shows.
4 Dylan a souvent nié par exemple que son album Blood on the tracks paru en 1975 avait une inspiration autobiographique. Son fils Jakob a pourtant affirmé lire dans ses chansons « my parents talking » (Down the Highway: The Life of Bob Dylan, Howard Dounes).
5 Voir le documentaire de Martin Scorsese No Direction Home.
6 Bob Dylan « It’s all over now, baby blue », sur l’album de 1965 Bringing it all back home.
7 Bob Dylan « My Back Pages » sur l’album de 1964 Another Side of Bob Dylan.
8 Rimbaud, Une Saison en Enfer,, « Alchimie du verbe ».
9 Bob Dylan « I Contain Multitudes » sur l’album de 2019, Rough and Rowdy ways.
10 Rimbaud, Illuminations, « Parade ».

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