Être médusé•e par Méduse de Martine Desjardins

Céline Jourjon, décembre 2023

Quand on pense à Méduse, on se dit : « cette gorgone violée par Poséidon et maudite par Athéna à figer en statue de pierre quiconque la regarde dans les yeux ». Laissez-vous présenter à une Méduse contemporaine, sous les traits d’une jeune fille, contrainte de vivre dans le mépris et l’ombre de tous à cause d’une difformité qu’elle porte dans son regard. On s’attache à un personnage rejeté pour son extrême laideur, mais qui révèle l’extrême laideur cachée, portée par les autres : maltraitée par sa famille, rejetée par son père dans un pensionnat où vont « les jeunes filles mises au ban de la société par leurs imperfections physiques » pour être finalement violée et abusée par tous les directeurs que l’on appelle les « bienfaiteurs », de cet établissement d’horreur, nommé « l’Athenoeum ».

Une richesse narrative et littéraire au service de Méduse

Si les plus jeunes et les plus sensibles devraient s’abstenir de lire ce roman, on est bien obligé de reconnaitre la construction très intelligente du récit, qui devient poétique, tant le vocabulaire est riche et varié.

Le roman est à la première personne et on a l’impression que Méduse s’adresse à nous car, dès la première page, elle nous précise : « je n’ai jamais versé une larme de ma vie (…) Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments… ». Mais cette singularité n’apparaît que lors du premier chapitre. Par la suite, le roman reste à la première personne, mais ne s’adresse plus à personne, comme si elle avait oublié le lecteur. Dès le début, on suit ses aventures à travers la description de sa solitude, avec un entourage familial hostile et une vie sociale inexistante pour elle, puisque sa famille la cache du reste du monde, par honte. .

Le personnage vit constamment le regard baissé, afin de ne pas heurter les autres de ses « Atrocités » (un des nombreux noms donné à ses yeux dans le roman) et pourtant, Méduse fait des descriptions très sensorielles, qui permettent d’adopter son point de vue. Ses descriptions sont aiguisées comme un regard qui perçoit au-delà de la capacité humaine : une vue de l’esprit, au sens propre.

L’accumulation de vocabulaire littéraire très recherché avec lequel elle nous décrit ses sentiments et son environnement révèle un décor livresque autant ancré dans son esprit que la bibliothèque du pensionnat où elle se réfugie et par laquelle elle révèle ne percevoir le monde qu’à travers ses lectures. Le vocabulaire est tellement spécialisé qu’on a l’impression de lire une lettre de médecin ou une revue scientifique qui nous éloigne de Méduse et de la compréhension de sa personnalité : un récit verbeux qui compense le vide d’une jeune fille déconsidérée par les autres. Paradoxalement, une telle précision littéraire révèle une sensibilité à l’affut, aussi affutée que l’étendue de son vocabulaire. Par exemple, lorsqu’elle nous décrit comment elle fait le ménage au pensionnat, elle nous explique : « À force de répétition, j’ai fini par perfectionner les gestes que j’accomplissais : le flux et le reflux des chiffons, l’oscillation de la balayette, le ballotement de l’éponge à récurer, la navette de la brosse, le dodinage du plumeau… ». Elle met l’écoute de ses sens au service de sa description.

Au fur et à mesure que Méduse évolue dans ce pensionnat hostile, elle est davantage privée de son regard. On finit par lui mettre des œillères de cheval puis un bandeau noir sur les yeux. Pourtant, moins elle perçoit, plus elle voit distinctement. Elle perd son regard à la mesure de la découverte qu’elle fait de la sexualité, très loin d’être agréable : ici, le plaisir est jumelé à la souffrance.

Une innocence « violée » au sens propre comme au figuré

Dès lors qu’elle commence à être abusée par les « bienfaiteurs », le roman devient pénible à lire, choquant. On se perd dans la description de mises en scène sexuelles, par des adultes pervers, obsédés par l’idée de salir et de corrompre l’innocence. Des jeux sexuels à base de « jeux d’enfants », avec des jouets, des sucreries, des cordages de pirates, des pistolets à billes, des univers à chaque fois différents, qui font souffrir la jeune fille plus intensément, et auxquels elle se prête de plus en plus volontiers, connaissant pour la première fois une forme de considération de la part des adultes.

La tragédie de cette histoire tourne autour de la honte associée au corps féminin et à sa sexualité imposée par une société patriarcale dont les « bienfaiteurs » sont les représentants« : une jeune fille se laisse souiller car elle vit dans un mensonge, celui de n’exister qu’à travers la vision des autres. Ce n’est qu’une fois que Méduse ose affronter son propre regard dans le miroir, qu’elle n’est plus l’esclave de la perversion des « bienfaiteurs ». C’est elle qui les fige en les mettant en face de toute la monstruosité qu’ils portent.

Méduse est donc un roman déconcertant, dans lequel on voit une fin « heureuse » après tant de sévices, que l’on pourrait prendre pour soi, tant l’auteure fait durer les descriptions. Des phrases qui n’en finissent pas avec un vocabulaire tellement précis qu’on ne peut que souffrir avec Méduse et se réjouir tout comme elle, de ne pas pouvoir regarder les scènes…

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