Espèces dangereuses raconte, presque au pluriel, l’existence homosexuelle entre deux Russies

Maxence Robert, janvier 2025

Sorti l’année dernière, Espèces dangereuses est le premier roman signé Sergueï Shikalov, dont la plume est bel et bien dangereuse. Pour son entrée en littérature, l’auteur choisit de retracer son chemin de croix de sa Russie natale jusqu’en France. Né à Moscou en 1986, il commence à étudier le français à dix-neuf ans et s’installe définitivement à Paris en 2016, deux villes dans lesquelles il connaît d’abord l’homophobie éhontée et virulente, puis la liberté de vivre comme il l’entend aux yeux de tous•tes.

Du passé au présent… et à nouveau au passé

Dès l’incipit de ce texte à la lisière du roman, de l’essai sociologique et de l’autobiographie, Shikalov entreprend de dépeindre la chute progressive des droits LGBTQ+ en Russie. Il met en lumière les libertés acquises durant quelques deux décennies par les personnes queer et nous fait une promesse : celle de montrer comment celles-ci ont été bafouées.

Pour rappel, l’homosexualité est dépénalisée en 1993 en Russie, mais cette avancée majeure pour la communauté est réduite à néant vingt ans plus tard avec les lois anti-propagande de 2013 qui criminalisent tout acte de diffusion d’informations sur les « relations sexuelles non traditionnelles » auprès des mineur•es. Plus récemment encore, en 2022, ces lois sont étendues et interdisent explicitement la promotion des « relations homosexuelles » et du « changement de sexe ». À titre de comparaison, la France dépénalise l’homosexualité en 1982, légalise le Pacs dix-sept ans plus tard et autorise les couples de même genre à se marier depuis une dizaine d’années — tant de progrès qui n’annulent en rien le climat d’oppression homophobe qui demeure dans le pays. Avec ses Espèces dangereuses, Shikalov se donne donc pour mission d’éclairer cette période de l’histoire de la lutte homosexuelle russe et de ses conséquences sur le présent.

Un texte qui réussit son pari ?

Là où Shikalov décrit avec une minutie déconcertante le quotidien des homosexuels, surtout moscovites, durant la période de libération queer russe, l’auteur délaisse complètement la promesse initiale qu’il fait aux lecteur•ices de s’intéresser aux années post-libération durant lesquelles les lois discriminatoires se sont renforcées. L’ouvrage tout entier joue sur cette double-temporalité : Shikalov s’alanguit sur une époque révolue et tout laisse présager que les dernières pages de son texte donneront un aperçu de la situation actuelle — ne serait-ce que le titre de l’introduction, « Qu’en reste-t-il ? ».

Relégué à la fin, le sort contemporain de la communauté LGBTQ+ russe n’est abordé que sur douze lignes de la postface. Cela crée chez le•a lecteur•ice un sentiment de frustration, alors même que ce choix (très certainement conscient) de l’auteur est particulièrement significatif de sa démarche. Il souhaite avant tout se concentrer sur les obstacles rencontrés par les personnes queer pendant la période-même où elles étaient de plus en plus socialement inclues et acceptées et où elles entrevoyaient la perspective d’un futur libre — en témoigne notamment le titre de la troisième section de l’ouvrage, « Une vie presque acquise ». Ce faisant, Shikalov choisit délibérément de ne pas mettre l’accent sur ses oppresseurs, ce qui lui permet d’éviter le piège du sensationnalisme, caractéristique des textes à forte empreinte sociologique et politique.

La singularité au pluriel

La prouesse d’Espèces dangereuses réside cependant dans le choix de l’auteur de raconter son expérience personnelle en utilisant uniquement le pronom « on ». Il justifie ce choix dans un entretien accordé à l’émission « Nouvelles têtes » de France Inter, expliquant que ce pronom est « à la fois flou et très précis parce qu’[il] permet de dresser le contour de quelqu’un sans toutefois aller dans les détails du visage », mais surtout « de ne pas exposer les personnes qui ont des choses à raconter mais qui ne peuvent pas prendre cette responsabilité ». Évitant ainsi de trancher entre je et nous, l’auteur est à même de mettre son vécu individuel au service du collectif, de raconter ce que tant d’autres ont traversé — sans leur voler pour autant leurs récits.

L’utilisation de ce « on » s’inscrit dans une tradition littéraire forte, aux côtés de Annie Ernaux qui, déjà dans Les Années (2008), avait recours au même procédé que Shikalov. Les deux textes sont narrés à la troisième personne impersonnelle et commencent par une énumération d’images pêle-mêle qui capturent le quotidien d’une génération, avec ses idées, ses habitudes, ses icônes, ses craintes. Le parti pris de l’auteur est d’autant plus fort qu’il écrit dans une langue qui n’est pas la sienne : le français, qu’il qualifie d’« outil de prise de pouvoir sur [sa] vie » dans un entretien donné à la Maison de la Poésie de Paris.

Cette entreprise à la fois linguistique et littéraire lui permet de s’exprimer sans retenue, ce qui peut sembler contradictoire tant l’exercice est périlleux. Néanmoins, ce choix de l’auteur relève avant tout de réalités géopolitiques complexes qui sont au cœur de son travail et sont évocatrices de souvenirs partagés par toute la communauté homosexuelle russe qui, au sortir de la Guerre Froide, s’est vue promise un futur libre, en vain. L’expérience individuelle se fait donc le porte-voix du collectif, tout en ouvrant avec délicatesse et poigne les vannes de ces souffrances chorales.

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