En Salle, de Claire Baglin
Théo Jacqmin, décembre 2022
En salle, publié aux Éditions de minuit, est le premier roman de Claire Baglin. Plongée à la fois fascinante et inquiétante dans l’univers impitoyable de la « restauration rapide », En salle est aussi le journal d’une enfance abîmée qui raconte la honte et le non-dit.
En salle est un premier roman déroutant et audacieux, dans lequel la jeune autrice Claire Baglin révèle un style déjà très affirmé. Dès ses premières pages en effet, l’ouvrage s’articule en deux récits parallèles : relatant des souvenirs d’enfance disparates, saisis par la narratrice à la volée et sans hiérarchie particulière, l’autre décrivant le travail quotidien de celle-ci au sein d’un fast food, au plus près des cadences infernales imposées par l’établissement.
Loin de se livrer à une étude « en immersion », qui pourrait basculer dans le reportage, Claire Baglin développe un style vif et précis, appuyant le sentiment d’urgence qui imprègne son récit. Son écriture retranscrit ainsi particulièrement bien l’ambiance du fameux « rush » que subissent les équipiers midi et soir, déferlant comme une vague scélérate, à travers des passages rythmés où descriptions, bribes de conversations et bruitages s’entremêlent : « Quelqu'un pousse la porte battante, d'autres entrent en même temps, allez ceux qui commencent à onze heures trente vous pointez, là on se fait rusher ! Ils saluent le directeur. Le battant cogne, peint en mauvais rouge il fatigue l'œil, ils vont se changer, un vrai défilé. Des filles s'attachent les cheveux, mettent une charlotte, ressortent, on aperçoit quelqu'un enfiler un pantalon, à plus ! »
L’atmosphère électrique du « coup de feu », que décrit avec justesse Claire Baglin, est néanmoins régulièrement mise en regard d’épisodes plus étalés, à savoir ceux qui évoquent les souvenirs de la narratrice, dont on suppose qu’ils s’inspirent du vécu de l’autrice elle-même tant ils sonnent juste.
Car au-delà de représenter une incursion dans le champ littéraire de voix trop souvent silencieuses, En salle est surtout le récit d’une enfance cabossée. Évitant de verser dans le pathos complaisant que pourrait induire la narration d’une jeunesse pas toujours heureuse, Claire Baglin préfère s’en tenir à une rigoureuse description des comportements pour camper ses personnages, quitte à ne jamais s’appesantir quand les larmes surviennent, comme un réflexe pudique. L’autrice dresse ainsi des portraits nuancés, parfois tourmentés, comme en témoigne l’obsession monomaniaque qu’a Jérôme, le père de la narratrice, à récupérer des objets mis au rebut, à les réparer pour les amasser dans l’appartement familial, toujours encombré : « Lorsque Jérôme répare, il se blesse toujours avant de réussir, comme si la cassure devait passer de l'objet à son corps pour disparaître. Sylvie lui demande d'arrêter de réparer cette connerie, ça servira à quoi que ça marche, on n'en a pas besoin, on en a déjà quatre des radios. Parfois, elle dit simplement ça va mal finir. »
« La pointeuse dit bonjour quand on entre et se tait quand on sort »
D’un parti pris littéraire qui peut de prime abord apparaître comme un exercice de style laborieux, Claire Baglin développe par sa narration à deux entrées une forme adaptée à son propos, sans jamais tomber dans l’écueil du systématisme. Si la transition entre les différents épisodes peut par moment sembler redondante (notamment à travers le motif de la main, très souligné), leur contenu est suffisamment troublant pour faire oublier ces éventuelles lourdeurs. Le dispositif épisodique du roman éloigne également le lecteur de tout excès d’identification, qui n’accède à l’intimité des personnages que par le petit bout de la lorgnette. C’est un choix assumé de la romancière, à qui certains pourront reprocher une certaine froideur. Il faut cependant reconnaître à Claire Baglin un talent particulier pour décrire par le détail les banalités du quotidiens, les mesquineries, les mots qui blessent ou qui font mouche, avec un sens certain de la formule. Le personnage de Chouchou, manager tyrannique et sûre de sa bienveillance, est à ce titre la plus parfaite incarnation de la précision impitoyable que l’autrice développe dans l’examen des caractères : « Chouchou a peur que je m'ennuie alors elle me propose des activités, faire un tour de balayette, changer les poubelles comptoir, elle veut savoir si ça ne me dérange pas de nettoyer les toilettes. Je n'ai pas le temps d'y aller qu'elle se tourne vers une autre équipière et lui dit mais c'est pas possible, tout le monde sait le faire pourquoi pas toi ? Si je t'évalue, je te mets même pas la moyenne, changer une poubelle en plein rush c'est n'importe quoi. Comme elle ne connait pas mon prénom, elle ne m'apostrophe pas et quand elle n'en peut plus, qu'un enfant a renversé une boisson, elle m'appelle la miss. »
À travers les désillusions de sa narratrice et de son père, l’autrice expose toute l’absurdité d’un travail où chacun tient sa place comme une citadelle assiégée, dans la hantise de se retrouver en salle, ce « royaume dont personne ne veut ». Toute personne ayant vécu une expérience de ce type ne pourra que sourire à la lecture des nombreux passages, parfois jargonnant, qui décrivent ces après-midis interminables à se planquer aux postes les moins pénibles, en espérant que le temps passe plus vite. S’il semble ainsi évident que le propos développé par Claire Baglin vise à étriller une certaine culture du « tout travail », où l’inactivité est toujours perçue comme suspecte, la romancière évite de formuler tout jugement définitif, dans l’économie d’un récit où les personnages, même Chouchou, avec ses cigarettes et son chignon trop serré, sont agis par des forces qui les dépassent, et se révèlent finalement touchants. En salle décrit, en définitive, le déclin progressif de nos liens sociaux essentiels, à travers des figures lentement dévitalisées et désincarnées, jusque dans leurs discours, de plus en répétés, de plus en plus convenus, se tarissant peu à peu dans la sphère intime, jusqu’au mutisme : « Mon père se lève pour éteindre la lumière et reprendre place sur le canapé, il épluche une orange pendant que la télé projette une lumière bleue sur son visage. Nous débarrassons la table dans le noir. La bouche de mon père est crispée, il n'y a plus d'histoire drôle à raconter, il a tout dit. Mon père détache les quartiers d'orange avec son couteau. »