Eighth Grade : tendre immersion dans la pire semaine de notre vie

Esther Meysonnet, janvier 2025

Avec Eighth Grade, Bo Burnham signe un premier film juste et touchant sur le vécu adolescent, apportant un regard actuel sur la réalité de la génération Z. Suivant la jeune Kayla dans sa dernière semaine de quatrième, ultime classe du collège dans le système américain, ce premier long-métrage nous plonge dans la peau d’une adolescente en quête d’assurance et d’identité. Une piqure de rappel de nos difficiles premiers pas dans la cour des grands.

Kayla, 13 ans, fait face à la caméra ; elle enregistre une vidéo « lifestyle », destinée à être publiée sur YouTube. Le film de Bo Burnham s’ouvre sur cette scène qui s’illustre comme une mise en abîme : la caméra de notre réalité se mêle à la caméra fictionnelle, celle de l’ordinateur de Kayla. L’immersion est entière. Le sujet de la vidéo : « être soi-même ». Pour Kayla, il s’agit surtout d’une plateforme lui permettant de donner des conseils à des personnes de son âge. Pourtant, l’adolescente ne semble pas maîtriser son sujet : son discours est répétitif, voire creux, elle cherche ses mots, butte sur certains, elle regarde ses notes, ce qui contraste avec la nature plutôt spontanée que nécessite ce format. Quand Kayla poste sur sa chaîne son nouveau projet achevé, le compteur de vues de ses précédentes vidéos s’affiche : une vue, voire zéro pour la plupart.

À travers cette première scène, le réalisateur donne les clés de compréhension de son œuvre : Kayla est une jeune adolescente en quête d’approbation et d’assurance, utilisant, pour y parvenir, les outils technologiques de sa génération, mais qui visiblement échoue. Avant tout humoriste et comédien de stand-up, l’Américain Bo Burnham est lui-même familier de YouTube : c’est là qu’il a commencé sa carrière en 2006, partageant avec humour son goût pour la musique. Ainsi, le regard que Burnham porte sur Kayla est plein d’ironie et réflexif sur sa propre expérience, même si pour lui, elle a été concluante.

La caméra de son MacBook et un rêve…

Du début à la fin, Kayla a le nez dans les écrans, celui de son téléphone, celui de son ordinateur. Elle n’est pas la seule : tous les élèves de sa classe semblent aussi absorbés qu’elle par les outils numériques. Bo Burnham met notamment l’accent sur l’articulation entre l’usage des réseaux sociaux et la construction du rapport entre réel et fantasme. Sur Internet, la frontière entre les deux est fine : dans ses vidéos, Kayla agit comme si elle était Kennedy, une fille de sa classe, beaucoup plus « cool » qu'elle, plus jolie, plus populaire. Elle fantasme alors une vie qui n’est pas la sienne. Ceci peut paraître inquiétant, mais l’expérience est assez commune à cet âge. Mais, alors qu’elle arrive chez Kennedy pour fêter son anniversaire (auquel elle a été invitée par la mère de l’adolescente dans l’espoir de revoir le père veuf de Kayla), elle fait une crise d'angoisse. Soudainement, les prismes se mêlent, la construction de son fantasme s’écroule face à la réalité écrasante de son invisibilité, de son insignifiance dans le regard des autres ados invités à la pool party.

Un film sans spectacularité, au plus proche de son sujet

Au-delà du rapport aux écrans, le film questionne la place du regard adolescent à l’écran à notre époque, sa plasticité, sa représentation. L’image de Eighth Grade est sans grande prétention ; les couleurs, le cadrage, la mise en scène, le montage miment un vécu ordinaire, dans un effet de réalisme qui permet de plonger au plus proche de notre propre adolescence. Ce rapport réaliste à l'image comme au langage adolescent permet de se sentir investi et représenté. On est loin des mises en scènes, mouvements audacieux de caméra, effets visuels, maquillages, costumes, lumières d’une série comme Euphoria (2019), qui dans son esthétique comme dans son scénario n’est absolument pas représentative de nos vécus.

Dans Eighth Grade certaines scènes se distinguent tout de même, notamment celles dans lesquelles Kayla aperçoit son « crush », Aiden. Lors de ces plans, une forte musique électro se déclenche à sa vue, ses mouvements sont captés en slow-motion, de gros plans sur leurs yeux – tantôt de Kayla, tantôt d’Aiden – permettent de saisir précisément le « teenage gaze », ce regard adolescent qui se définit dans le cinéma depuis quelques années.

Réalisation réaliste du banal universel

Pour dépeindre au mieux le vécu adolescent, le film prend le parti de se retrouver à la frontière de deux genres cinématographiques. D’un côté, Bo Burnham emprunte des codes au genre de la « slice of life » (une tranche de vie) avec une contrainte temporelle qui renforce la proximité à la vie du personnage, un mécanisme déjà utilisé dans d’autres œuvres dépeignant la vie d’adolescents comme la web série norvégienne Skam (2016) qui avant chaque scène situe le jour et l’heure de la séquence. À ce titre, le film contient de nombreuses scènes de trajets en voiture : en tant qu’adolescente Kayla, qui n'a pas le permis, est obligée d'être véhiculée par quelqu’un d'autre. Le siège passager est un lieu central dans sa vie comme il l'est pour beaucoup d'adolescents, il est une marque de sa dépendance à une personne adulte ou en tout cas plus âgée, pour pouvoir se mouvoir.

De l’autre côté, Eighth Grade s’apparente au genre du « coming of age movie » (que l’on peut traduire par film d’apprentissage), privilégié pour la représentation de l’adolescence, cette période de l’entre-deux.

En associant ces deux genres, Bo Burnham construit non pas un film pour les adolescents mais un film sur l’adolescence : là où le film pour adolescents va chercher à faire rêver ces derniers, à renforcer leur rapport à l'idéal, un rapport fantasmé à la réalité (qu'expérimente Kayla dans le film), le film sur l’adolescence cherche à capter l’essence de cette période marquée par la répétition, la banalité. Celle que pour la plupart, nous avons nous-mêmes vécu. Ainsi, Eighth Grade est un film sur l'adolescence parce qu'il ne la romantise pas, la montre telle qu'elle est, avec ses gènes, ses complexes, ses lenteurs. À travers son regard tendre et tolérant, Bo Burnham cristallise en une heure et demie une expérience commune et identifiable : celle d’être un looser au collège.

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