La revue Fil Rouge est un objet éditorial expérimental, hybride et en mouvement : elle est le support d’explorations du Master Métiers des Institutions Culturelles. Ce Master, créé en 2022 et coordonné par des enseignantes en Lettres et en Arts Plastiques à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne est une formation consacrée aux métiers
— existants ou à inventer — d'accompagnement de la création artistique et littéraire : critique, diffusion, commissariat, édition, médiation. Il a pour ambition de croiser connaissances théoriques et expériences de terrain, ouverture aux différents arts et ancrage dans le tissu culturel local.
La revue Fil Rouge est un des espaces où ces croisements peuvent se faire, où les ensei-
gnements aboutissent à des objets culturels destinés à un public, où les étudiant•es rencontrent des artistes et professionnel•les de la culture à travers des actions
concrètes : réaliser un entretien, organiser une rencontre publique, une exposition, parfois mener l’enquête jusque dans l’atelier de l’artiste et au milieu de ses pièces.
La revue Fil Rouge sort son numéro deux. Comme le précédent numéro (master-
mic.github.io/2024), celui-ci travaille la forme de l’entretien autour d’une thématique nourrie d'une réflexion collective impulsée par la rencontre des recherches de Morgane Kieffer (sur la littérature française contemporaine) et de la pratique d’écriture et de commissariat artistique de Juliette Belleret, partenaire du MIC : altérité et ressem-
blance, proximité et distance. BAVRAGE est né de ces questions et des frottements artistiques et pluridisciplinaires qui en ont découlé. À travers ce numéro deux continuent de s’expérimenter différentes formes éditoriales, grâce au travail d’Esther Bouquet qui a accompagné les étudiant•es dans un cours d’initiation au design graphique et a conçu le présent objet à partir d’échanges collectifs quant aux choix éditoriaux. La revue Fil Rouge est désormais résolument engagée vers le web-to-print : c’est-à-dire une publication dont la mise en forme peut être tour à tour lisible à l’écran et imprimable à la demande.
En parallèle de ce travail éditorial, les étudiant•es ont été invité•es, dans le cadre pédagogique, à imaginer un projet culturel en écho à la thématique pour la sortie de la revue. BAVRAGE, un mot et un projet imaginés pour cette troisième année par les étudiant•es, interroge la possibilité de la parole, du franchissement et du lien à l’autre. Appuyé•es par l’association étudiante du Master MIC, Bouture(s), les étudiant•es ont travaillé sur plusieurs expressions événementielles par lesquelles se poursuit l’effort d’articuler les deux disciplines dont provient le Master et sur lesquelles repose la formation : Lettres et Arts. Une rencontre littéraire est organisée avec Marielle Hubert
et Polina Panassenko autour de leurs récents romans : Il ne faut rien dire (P.O.L., 2024)
et Tenir sa langue (L’Olivier, 2022). Le danseur Jean Soubirou animera un atelier public ainsi qu’une performance en dialogue avec l’exposition intitulée Bavrage que les étudiant•es ont intégralement programmée en partenariat avec Juliette Belleret,
autrice et commissaire indépendante. Le livret de médiation présentant l’ensemble
de ces événements constitue la seconde partie de la revue.
Passerelle entre différents enseignements et nourrie d’un travail d’expérimentation
sur le terrain, entre milieu universitaire et milieu culturel, cette revue tisse
des relations à la culture, à l’art, à l’enseignement et à la recherche dans le creuset même de l’expérience, entrelaçant des pratiques et des histoires multiples. Fil Rouge,
en somme, se veut un lieu de rencontres et de conversations.
Le comité éditorial, mars 2025.
Édito
Bavrage, un nom qui s’écrit avant qu’il ne se dise, c’est l’accumulation de la bave au seuil des lèvres, la mâchoire qui se crispe lorsqu’il devient difficile de parler. Le mot s’échappe, bouscule et déséquilibre le flux naturel du langage. Bavrage est à la fois une invitation et un obstacle : un sésame ouvrant l’accès à un monde où les formes, corps et idées communiquent au-delà des mots mais où le langage lui-même semble encore en lutte contre sa propre révélation.
Altérité et Proximité sont les deux mots qui ont été à l’initiative de Bavrage. Solitude, vide jusqu’à atteindre une résurgence. À la recherche de notre propre existence, de nos ressentis à travers voix et corps. Un questionnement sur ce que nous croyons être ou n’avoir jamais été. Une volonté de bavarder freinée par un barrage empêchant une projection hors de notre enveloppe charnelle.
Bavrage interroge donc la possibilité de la rencontre. Rencontres avec des propositions artistiques diverses, ren- contres avec des personnes avant tout : au sein de l’évé- nement culturel qui marquera le lancement de ce numéro de Fil Rouge, et surtout dans les pages qui suivent, sous la forme des entretiens et des croisements que nous propo- sons ici. L’ensemble met à l’épreuve les notions de fran- chissement, de frontières, de limites, et la possibilité de les transcender. Une invitation à faire l’expérience de cette tension, à se laisser toucher par l’effort de dire et à trouver, peut-être, son propre chemin vers l’énonciation.
Mais des liens avaient déjà été tissés, au gré d’un exercice de lecture sauvage proposé par Juliette Belleret (autrice, artiste et commissaire indépendante, coordinatrice de Bavrage). « Je n’ai, je crois jamais regardé ». Regardé, ou bavardé ? Barrage, bavardage, bravade. BAVRAGE. « Brouil- lard », « résurgence », « bredouillement ». Et finalement, le « regard » qui revient, le « regard inconnu » face au « vide assoiffé », le vide de la bouche qui a soif de parler. Les re- gards deviennent bavards ; les mâchoires demeurent bre- douilles. Sous le brouillard, des résurgences.
Un immense merci à ces personnes qui ont accepté de nous parler, de se livrer sur le rapport à la parole, leur rapport au corps, l’enfermement et les franchissements. Un immense merci à nos lecteur•ices qui pourront trouver une version plus longue de ces entretiens en ligne, sur le site web du Master, Croisées. Nous vous invitons à présent à explorer ces enjeux de lien à soi et aux autres, d’opacité que l’on cherche toujours à dépasser, et à vous emparer du miroir de Bavrage que nous avons tendu à nos invité•es, à nous-mêmes, et désormais, à vous.
Ces forces que j’aimais imiter
Propos recueillis par Maxence Robert et Gaëlle Marion
Scander d’une traite sa colère face aux traitements médiatiques et sociétaux réservés à la chanteuse américaine Britney Spears et à l’autrice québécoise Nelly Arcan : c’est le pari de Louise Chennevière dans Pour Britney, paru aux éditions P.O.L en 2024. Avant celui-ci, Chennevière a publié deux autres textes infusés des problématiques féministes : Comme la chienne en 2019 et Mausolée en 2021. À l’image de ce texte autour duquel nous avons échangé avec elle, son travail tout entier interroge la place des femmes dans la société par le prisme d’un rapport au langage inconventionnel et incisif.
Votre texte donne l’impression de suivre le fil de votre pensée dans un rythme haletant. En combien de temps avez-vous écrit Pour Britney ?
Trois semaines. Je trouve très difficile de se concentrer sur l’écriture, donc quand c’est là, je vais jusqu’au bout. Je pense que quand j’ai écrit Pour Britney, je n’avais pas forcément confiance en moi et en ce que je disais, donc j’ai voulu l’écrire très vite. J’en parle dans mon prochain livre, mais j’ai particulièrement écrit Pour Britney et Mausolée à la période de Noël, et je réalise que c’est une période que j’essaye d’éviter. Ce sont des mécanismes d’urgence un peu inconscients qui font que l’on développe un texte très vite. En comparaison, actuellement, ça fait trois semaines que je travaille sur mon prochain livre.
On a hâte de le lire ! Vous avez isolé Britney Spears et Nelly Arcan au sein d’une cohorte de femmes puissantes qui ont, elles aussi, été sacrifiées du fait de leur genre (Virginia Woolf, Sylvia Plath, Béatrice Douvre). Pourquoi cette préférence ?
C’est lié à ma génération. Ces deux femmes ont écrit au début des années 2000. J’ai l’impression que Sylvia Plath par exemple témoigne d’une forme de féminité centrée sur l’obligation maternelle et sur le foyer : c’est ce qui la tue. Je ne crois pas que ce soit les mêmes problématiques pour moi, Britney et Nelly.
Contrairement à Virginia Woolf et Sylvia Plath, Brit- ney Spears et Nelly Arcan ne sont pas réellement re- connues d’un point de vue académique. Le geste d’inscrire ces deux figures en littérature, qui plus est dans une maison d’édition telle que P.O.L., est-il une quête de réparation ? Ou est-ce un cri de colère ?
Les deux, même si Nelly Arcan est complètement intégrée à l’Académie au Québec. Je pense qu’il y a un certain sno- bisme français qui fait que la littérature québécoise n’est pas reconnue ici, même si ça change aujourd’hui. Je suis convaincue que la France est un pays particulièrement ré- actionnaire, patriarcal et raciste. Au Québec, je pense que les gens sont beaucoup plus avancés sur les questions de déconstruction du genre notamment. Ils ont plus entendu Nelly que nous. D’un point de vue académique ou de musique sa- vante, je pense que Britney ne sera jamais intégrée dans le corpus. Mais ce qui était important pour moi, c’était de dire qu’elle est vraiment une artiste. C’était une gamine qui a toujours voulu chanter et danser, et qui fait ça extrê- mement bien. Elle avait une pratique athlétique, dansait huit heures par jour. J’ai voulu la restaurer dans sa singu- larité. Britney Spears, ce n’est pas un objet : elle excède tout ça, et c’est pour ça qu’on s’en est pris à elle. Je veux que l’on reconnaisse qu’elle n’est pas juste un objet pop. Inscrire son nom sur cette couverture-là, chez P.O.L., impliquait pour moi une forme de réconciliation de choses que j’avais pensées comme réconciliation de choses que j’avais pensées comme réconciliation de
séparées : la littérature d’un côté, et de l’autre mon amour, petite, pour la musique de Britney et l’envie de chanter.
Documentaire Netflix pour lequel elle n’a jamais donné son accord par ailleurs. J’ai lu qu’elle était contre et n’avait pas souhaité le regarder.
Je ne savais pas ! Dans ma manière de traiter ce sujet, j’ai vraiment essayé de ne pas l’objectifier, de ne pas faire d’elle un sujet de recherche. Je me suis plutôt attelée à la manière dont on la regardait. Même si la forme documentaire vise à montrer qu’elle a été victime, elle fait aussi partie de l’appareil qui la réduit à ce statut, justement. Pour moi, elle est plus que ça.
Dans votre texte, le corps des femmes devient un ensemble de signes sur lesquels la société plaque une interprétation figée. Les corps en mouvement semblent globalement absents : ceux de Nelly Arcan et de Britney Spears donnent l’impression d’être des objets inertes, supports de fantasmes, sans que la vie puisse véritablement s’y exprimer. Êtes-vous d’accord avec ça ? Pouvez-vous nous en parler ?
Vous avez raison. Le corps de Britney est bien sûr en mouvement puisqu’elle danse. Petite, c’était ça qui me plaisait chez elle. C’était cette force que j’aimais imiter. J’ai l’impression que l’on confisque très tôt aux petites filles le droit d’habiter leurs corps. La société essaye de brider cette puissance, cette incarnation du corps. Elle veut le cacher et le protéger, ce qui est hypocrite puisque même si on cache ce corps, on projette beaucoup de choses sur lui. C’est la question du désir : les femmes sont réduites au statut d’objets de désir, et ne sont jamais des sujets. À partir du moment où une femme se revendique sujet de désir, elle devient la putain. Je pense que le point de bascule dans la carrière de Britney Spears, c’est le moment où elle assume sa puissance sexuelle, où elle assume le fait d’être sexy — fait qu’on lui a collé dessus depuis l’enfance. On le voit dans les paroles de ses chansons. Dans I’m a Slave 4 U, elle dit en substance : « Vous me regardez tous comme si j’étais une petite fille, mais vous ne pensez pas que j’ai le droit de sauter dans le monde et d’y être ».
Votre texte donne l’impression d’avoir été écrit sous l’effet de la colère. Si selon vous, le point est « une forme de politesse et d’égard » que vous refusez aux lecteur•ices, par rapport à l’utilisation spectaculaire de la virgule, est-ce que la ponctuation est l’outil premier de la colère, avant même la sémantique du texte ?
Oui, la ponctuation c'est le rythme, c'est le souffle. J'écris toujours mes textes sous le coup des émotions. Là, je vais vraiment à rebours de ce que l’on imagine d'un texte, d'un travail intellectuel. Effectivement, ma colère a suscité cette urgence, cette rapidité. Les idées me venaient très vite : il fallait que je leur cours après, que j'aille vite et il y avait, comme vous l’avez dit, l'idée de ne pas vouloir ménager le lecteur. Mon problème avec le point, c’est qu’il est là pour souligner quelque chose. Il permet une forme d’emphase, c'est la fin de la phrase. J'avais un peu l'idée d'exprimer que c’est un système. Il n’y a pas une chose plus importante qu’une autre. Tout cela se tient ensemble. Une chose renvoie à une autre, Nelly renvoie à Britney. J'avais besoin de montrer cette dimension cyclique, qui emporte tout et qui finalement ne différencie pas une chose d’une autre. Je pense que la colère du texte se situe dans cette urgence de l'écriture.
Vous parlez de Nelly Arcan comme de « l’un des plus grands auteurs […] que cette terre ait porté, et je le dis au masculin simplement pour ne pas qu’on la mette à part dans les têtes, voilà et si je dis l’une des plus grandes autrices on voit bien que ça ne fait pas le même effet, non ». Ici, c’est l’aspect genré du langage qui semble vous occuper principalement : comment y réfléchissez-vous en écrivant ? Qu’en faites-vous dans votre écriture ?
Écrire « auteur » et non « autrice », c’est montrer que le langage n’est pas neutre. Il y a une forme de jugement inhérent contenu dans les mots. C'est pourquoi c'est important de réfléchir à comment on nomme les choses. Moi, je me nomme comme « autrice ». C'est très important pour moi que ce mot soit écrit, d’autant plus quand je ne suis pas présente. Par contre, si je suis face à vous, je peux dire « écrivain » ou « auteur ».
Vous utilisez l’écriture inclusive, y compris sous une forme militante assez rare, et par ailleurs non recon- nue par l’Académie Française. Par exemple, « illes » pour « iel » au pluriel, forme qui a besoin d’être lue pour être comprise comme inclusive. Pourquoi ce choix précisément ?
Dans ce passage-là, je parlais de deux personnes, de la rencontre entre un garçon et une fille. Ici, le « illes » impliquait davantage une forme de pluralité que d'inclusivité. J'ai senti que c'était plus juste poétiquement.
À travers votre écriture, presque à la manière d’un témoignage, la voix de Nelly Arcan émerge alors même qu’elle ne fut pas entendue de son vivant et qu’elle ne peut aujourd’hui plus communiquer. Est-ce alors votre corps qui accueille sa voix ?
Ah oui, c'est mignon ! En tout cas, c'est vraiment dans mon corps que j'ai ressenti sa solitude et celle de Britney. J'ai voulu les défendre. C’était presque de l’ordre du ventriloquisme, puisque je cite beaucoup Nelly, ce qui la fait parler. Ce n’est pas qu’elle ne fut pas entendue de son vivant : elle a connu un grand succès en France et a été reçue chez Ardisson. Mais elle était très mal entendue. Son image a fait écran. En fait, vous avez raison, elle n’a pas été entendue mais elle a quand même eu une couverture médiatique très forte quand son livre [ndlr : Putain, Seuil, 2001] est sorti.
Le motif de la sororité se joue-t-il alors dans la voix, dans ce partage du corps permis par l’écriture ?
J'ai réalisé que l'amour que je portais à Britney quand j’étais petite était un amour sororal. C'était comme une grande sœur, une femme que j'admirais. C’est quelque chose que j'avais connu, mais que l'on m'a retiré, que l'on m'a enlevé, et qui a fait que je n'ai pas pu la défendre à l'époque.
Votre écriture mêle une multitude de points de vue et de pratiques : écriture/danse, enfance/âge adulte, narratrice/Britney/Nelly, point de vue individuel/so- ciétal et des médias, point de vue de l’autrice- narratrice/lecteur•ice. On sent un va-et-vient entre l’individuel et le collectif, le privé et le public. Est-ce que penser à partir de son expérience personnelle est important pour vous ?
L'écriture est intrinsèquement liée à la vie. Je ne mets pas la littérature au-dessus de la vie. Je mets la vie au-dessus de la littérature. Si j'écris, c'est pour réussir à comprendre et à vivre.
Votre texte met en exergue les différentes expériences que l’on peut tirer de la danse. Pour vous, elle est plutôt décrite comme un espace de libération, de pratique solitaire pour le plaisir. Pour Britney, qui danse devant des milliers de personnes, elle est synonyme d’objectification, de contrainte, voire même de servitude. Comment abordez-vous le corps écrivant par rapport au corps dansant ?
C’est devenu une contrainte pour Britney, mais ça ne l’était pas au départ. C'était sa passion, c'est la chose qu'elle aimait le plus faire. Mais elle était prise dans un cadre qui est devenu aliénant.
Maryline Desbiolles, La seiche,
Paris, Points, 1999, pp. 117-118
Sculpter comme on écrit et vice versa
Propos recueillis par Julie Labouré et Juliette Jamm
Le travail de Sofia Lautrec se distingue par une approche singulière du langage et par une esthétique originale, soulignant les possibilités plastiques du verre, du plomb voire du bronze, que l’artiste traite comme des matériaux malléables. née en 1997, vivant à Paris et ancienne élève de l’École Supérieure des Beaux-Arts à Montpellier, Sofia Lautrec propose des poèmes en verre soufflé, œuvres jouant sur la transparence de la matière par contraste avec l'hermétisme supposé du langage. Son travail résonne avec une opposition structurante de Bavrage, à laquelle nous sommes sensibles : l’opposition entre l’intangibilité et la tangibilité du langage ; entre le souffle, voué à disparaître dans l’espace, et son inscription dans une matérialité, qui lui confère une pérennité. L’articulation entre la transparence du verre et l’accès au langage, en particulier poétique, nous apparaît comme un autre enjeu phare de sa pratique artistique. Merci à elle de nous avoir accordé cet entretien !
Afin de véritablement débuter l’entretien, nous aimerions vous questionner sur les matières que vous utilisez et cette pratique singulière de capture de la parole, du souffle. Afin de réaliser vos poèmes en verre soufflé, vous avez collaboré avec un souffleur de verre qui récitait des strophes originales composées par vous dans le matériau en fusion, lui donnant ainsi ces formes irrégulières et uniques. Comment a émergé l’idée de ce processus, d’un phénomène de déplacement d’une parole intangible vers la matérialité ? Quelle en est la genèse ?
En effet, j’ai travaillé avec Simon Muller (atelier Arcam Glass à Nantes). C’est avec lui que je réalise la majorité de mes pièces en verre, soufflé ou coulé.
Nous avons pu constater que vous travailliez à partir de divers matériaux comme le verre, qu’il soit soufflé ou gravé, ou le plomb. Autant de techniques et de matériaux qui absorbent ou déforment la trace du langage. En choisissant de changer de matériau selon ce que vous voulez créer, cherchez-vous à inscrire la parole dans la matière ou à la laisser s’y dissoudre ? Quels enjeux portent ces différents matériaux dans votre pratique, les utilisez-vous en continuité ou en rupture les uns avec les autres ?
Mon travail repose sur une exploration sensible du langage et de sa matérialité, où chaque matériau utilisé agit comme révélateur de la langue, comme si je creusais pour découvrir ce qui était déjà là. Je joue de cette tension entre inscription et effacement, en coulant, fondant, gravant la matière.
Vous travaillez sur un projet de mythologie du vol- can, dans lequel vous explorez une autre matière : le plomb. Un matériau moins fragile que le verre, qui nous inspire une fusion, une concentration plus forte, mais qui pourtant est, lui aussi, très malléable grâce à la chaleur. Est-ce aussi un travail autour du langage dans lequel sa matérialité aurait évolué ? Quels liens peut-on faire entre vos travaux en verres soufflés et ces structures en plomb ? Qu’y explorez-vous ?
Le plomb reste une matière très fragile, mais plus para- doxale : on a envie de croire qu’elle résiste aux forces et au temps, mais il s’agit d’un métal très mou et friable. Il fond à basse température et peut être déformé à la main. En cela, il est bien moins robuste que le verre, mais tout aussi endurant. Il est dangereux, dans son caractère toxique mais aussi sa potentialité (un devenir souvent associé aux armes). Dans le temps, le plomb fonce et ternit très vite, ce qui en fait, pour moi, quelque chose de vivant.
Bavrage tente de capturer l’hybridité de la parole, parole verbale ou corporelle, voire organique, hybridité qu’on retrouve dans vos poèmes en verre soufflé, aussi appelés des « souffles » dans votre série de trois œuvres Trois souffles en verre soufflé. Par ce terme de « souffle » vous revenez à l’essence même d’une parole, alors : en quoi ce souffle vous intéresse-t-il ? Est-ce sa dimension presque inaudible ou encore son caractère éphémère ? Que représente-t-il pour vous ?
Le souffle m’intéresse parce qu’il est l’origine de la parole, il l’amorce avant même qu’elle ne devienne un mot. Dans le cadre des Poèmes, il se réfère au geste, décrit l’acte primaire de la parole, et l’acte de production de la pièce. Le terme « souffle » aborde aussi l’idée de la respiration, l’élan de langage qui permet sa création. Cette respiration survient dans un instantané instinctif, sur lequel nous n’avons pas tendance à nous attarder. Alors, comment rendre compte de cet éphémère, cette articulation qui a déjà disparu ? J’ai longtemps appelé ces sculptures des « bulles ». Elles m’évoquaient la bulle de savon, elle aussi en suspension, légère, presque invisible – uniquement révélée par la lumière qui la traverse et s’y reflète. Mais aussi la bulle de bande dessinée, un rapport direct et visuel à la parole.
Dans vos poèmes en verre soufflé, la dimension sémantique de la parole est éclipsée en faveur d’une retranscription sculpturale abstraite, quasi éternelle si le verre ne se brise pas. Figer la parole dans le verre, est-ce un moyen d’en contrecarrer la fugacité ? Comment travaillez-vous cette opposition entre l'éphémère et la durabilité ? Faut-il obligatoirement figer la parole pour lui donner une existence ?
Cette retranscription n’est pas si abstraite, puisqu’elle est la matérialisation directe d’une parole. Il s’agit d’une transposition de la langue mais elle est là, sous nos yeux. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai fait le choix de ne pas accompagner les sculptures de leurs poèmes-genèses. Ce serait une répétition inutile, puisque le poème nous est donné dans sa forme sculpturale d’une manière bien plus explicite, complètement nu. La sculpture est le poème, en ajouter la version textuelle serait redondant.
Ensuite, la part de votre travail qui nous a particuliè- rement intéressées est celle du travail poétique, de l'hermétisme de cette parole et de sa réception. Les œuvres présentes au sein de l’exposition Bavrage proposent différentes appréhensions de l’expression verbale, refoulée comme extériorisée, et différents chemins de parole vers l’Autre. Or, le langage poé- tique a pu être considéré, au fil de l’histoire littéraire comme de l’appréhension du public, comme diffici- lement accessible. Le passage au verre est-il un moyen de jouer sur cet hermétisme supposé de l’écri- ture poétique en la rendant visible à tous, bien que toujours incompréhensible puisque inaudible et illi- sible ? Quels enjeux porte le verre dans ce travail sur le langage poétique ?
Je pense que la poésie n’a jamais été hermétique, au contraire, elle a été mon premier rapport à l’écriture. Je suis rentrée dedans dès l’enfance, j’aime encore dire que j’ai commencé à écrire des poèmes comme tout le monde au CE2, mais je n’ai pas arrêté. Je l’ai toujours considérée comme le moyen le plus efficace de donner une intimité, une subjectivité. Quoi de plus puissant que de lire les mots de l’autre sans contrainte.
On perçoit dans vos travaux, une autre tension : cette fois entre la matérialité du discours et son caractère silencieux. La parole passe du corps à la matière sans être entendue. Cette parole peut-elle trouver un sens, une valeur, si elle n'est jamais reçue (sur les plans sémantique et pragmatique) ? Si oui, comment ? Sinon, le silence de l'œuvre et l’absence de signe laissent-ils plutôt place à une forme de méditation poétique au-delà du sens ?
Selon moi, l'œuvre n’est pas silencieuse, elle parle beaucoup plus que certains de mes textes, parce qu’elle parle justement (elle implique la parole). Son caractère purement matériel lui assure une réception au-delà de la lecture, c’est-à-dire au-delà des lecteur•ices qui parlent la langue dans laquelle j’écris. Elle touche un plus grand nombre sans changer la poésie ou l’appauvrir par la traduction. Mais pour Un poème, l’œuvre garde aussi des propriétés de la langue qui la contextualisent : les quatre verres forment un quatrain, disposé et exposé dans son ordre de lecture, de gauche à droite.
sage d’une langue à l’autre sans perdre la nature même de l’objet-poème.
Une question en complément de celle ci-dessus avant de poursuivre l’entretien : on conçoit parfois l’écriture poétique comme une écriture de l’intime. Le choix de l’illisibilité de vos écrits par le changement d’état est-il lié à une forme de pudeur ou de réserve ? Malgré cette forme de brouillage, vos poèmes figurent parfois dans le titre de vos œuvres, peuvent apparaître sur votre site internet ou être publiés, par exemple dans votre ouvrage les genoux le menton hauts paru en 2024. Alors, quels rapports entretenez-vous avec l’écriture poétique ?
Pour Un poème, le poème-genèse n’est pas donné au public dans sa forme initiale, il est transposé en matière tangible. Cette transposition permet de déplacer le poème sans l’altérer, dans une relation presque alchimique à l’écriture : il est la même chose autrement.
Dans vos poèmes en verre soufflé, vous explorez la tension entre le souffle et son ancrage dans la matière. Pourtant, en fixant la parole et en la cristallisant dans une matérialité, n’y a-t-il pas un risque d’en figer aussi la charge émotive, de la priver de sa dimension vivante, de la réduire à une trace presque éphémère ? Vous qui jouez sur ces passages entre oralité et inscription, est-ce une question que vous vous posez ? Comment travaillez-vous cette contradiction ?
Je ne perçois pas cette fixation du souffle comme une réduction de sa charge émotive, mais plutôt comme une métamorphose de sa présence. La parole soufflée dans le verre ne perd pas sa vitalité, elle change simplement de forme : au lieu de disparaître dans l’air, elle s’incarne dans une matière qui en garde l’empreinte. Ce n’est pas une inscription figée mais une trace mouvante, car le verre lui-même est mouvant. Il capte la lumière, vibre avec l’espace, le transforme parfois. Ce qui m’intéresse, c’est cette tension entre la parole vivante et sa persistance, entre le souffle et la matière. En soufflant le verre, je ne cherche pas à enfermer la parole, mais à révéler ce qu’elle laisse derrière elle, à la rendre tangible autrement : elle continue d’exister, non pas comme un vestige, mais comme une présence transformée.
Le poids d’une lettre dépasse celui du prénom
Propos recueillis par Esther Meysonnet et Lou Patissier
Polina Panassenko est une autrice, traductrice et comédienne franco-russe née en 1989 à Moscou. Son premier roman, Tenir sa langue, est publié en 2022 et récompensé du Prix Femina des lycéens. Ce livre raconte l’histoire de Polina, une petite fille qui émigre à Saint-Étienne avec sa famille après la chute de l’URSS. Peu après son arrivée en France, son prénom est francisé en Pauline. Survient alors un dédoublement entre les deux pays, et les deux langues, le français et le russe. L’autrice explore les thématiques de la corporalité du langage et de la frontière entre les langues.
Vous faites parfois des lectures de Tenir sa langue devant un public ; est-ce que c'est une forme de création aussi à ce moment-là ? Est-ce que vous recréez un peu quelque chose avec votre texte quand vous le lisez pour un public ?
Complètement. Tenir sa langue est un texte que j'ai beaucoup écrit à l'oral, qui est vraiment passé par la bouche. Les sonorités, le rythme étaient très importants pour moi. C'est quelque chose que j'ai aussi essayé de retranscrire avec la ponctuation ; la lecture musicale c'est quelque chose qui s'est fait assez naturellement. Je pense que c'est un texte qui s'y prêtait et puis comme je suis aussi comédienne c'est une envie que j'ai eu assez rapidement : que ce soit un texte lu, qui passe par ma bouche. C'est assez satisfaisant d'avoir l'expérience physique du texte, de le lire à voix haute… Oui, je pense que ce texte-là a été aussi écrit et pensé comme ça.
La morsure est un bon point d’entrée pour Bavrage, puisqu’elle évoque la bave et la rage ; elle résulte d’une frustration face à l’incapacité de communiquer et exprime les rapports de force liés à la connaissance de la langue et de ses enjeux. Nous aimerions lier cet épisode de la morsure avec celui, plus tardif dans la vie du personnage, de l’« angry yodel » (p.15) où vous écrivez : « le problème avec la rage chez moi, c'est que pour agir c'est bien mais pour parler c'est horrible ». On comprend donc que cette frustration, cette impuissance qui se mue en rage demeure dans le « présent » de Polina mais on passe, de manière très anatomique, de l’usage des dents qui mordent à la langue qui veut s’introduire dans la bouche de la procureure. Ces dents, qui sont dures, laissent une marque ; une morsure c’est physiquement très violent, d’ailleurs vous l’écrivez « tu me touches, je te perfore ». On passe alors à quelque chose de plus lisse avec la langue, notamment par la connotation sensuelle qu’implique d’introduire sa langue dans la bouche de l’autre. Il y a toujours une idée de rapport de force évidente, mais la sauvagerie de la morsure semble s’être apprivoisée… Peut-on alors dire que la bouche a été apprivoisée ? Qu’elle a été domestiquée, dressée, par toutes ces années passées en France ?
Je ne sais pas si je pense à la langue comme quelque chose de lisse. Mais effectivement, l’idée de perforer c'est-à-dire mordre l'autre dans la cour de maternelle vient de l'impossibilité d'avoir un impact sur le monde environnant par les mots. Elle [la narratrice] n'a pas les mots pour impacter et agir sur l'autre. Par la morsure elle va effectivement perforer l'autre, créer un impact par la violence, par la force. Je suis d'accord aussi avec cette idée de relation sensuelle avec la procureure même si finalement j’irai encore plus loin, c'est sexuel, puisqu’il est question de fécondation donc de reproduction. À ce sujet, Alain Mabanckou a une phrase que j'aime beaucoup, « une
langue vivante c'est une langue qui se laisse féconder ». Dans les passages que vous avez cités, je vois un rapport de violence et de sexe mais pas de domestication, ou alors peut être du côté de la procureure ; mettre sa langue dans la bouche de la procureure c'est mettre son nom dans la bouche de la procureure. En ce sens, c'est faire dévier la procureure de son trajet d’une lettre, c'est féconder sa bouche avec un mot, avec une prononciation, avec une langue qui n'est pas la sienne.
Il y a un motif d’effondrement et de désarticulation dans le livre : par la perte de la mère, ce qui incarnait la résistance de l’identité russe s’écroule. À la genèse de l’écriture, L’URSS s’écroule ; Polina enfant est témoin de la démolition de la « muraille de Chine » de Saint-Étienne, un monument, un repère pour la petite fille. Il doit être difficile pour l’enfant Polina de se sentir incarnée, toute désarticulée, morcelée, dépossédée qu’elle est à ce moment charnière de son existence : de son pays, de sa langue, puis des corps russes de sa famille, comme la grand-mère, la mère, puis le grand-père, de tous ses repères finalement. Est-ce que revendiquer le droit de s’appeler Polina correspond à un processus de ré-incarnation, littéralement ? De re-substantialisation ?
Oui, c’est comme ça que je l’ai envisagé : tout ce qui est écrit sur le prénom la plupart du temps passe par le corps, une expérience physique. C'est aussi une façon de se réapproprier la langue, de la féconder.
Dans le roman, l’enfant Polina se doit de tenir sa langue : tantôt elle doit retenir son russe en France, tantôt c’est son français qui ne doit pas s’exprimer, quand elle est en visite en Russie. Mais Polina n’est pas la première de sa famille à retenir, à contenir corporellement comme symboliquement sa langue : avant elle, c’était la famille de son père, sa tante et sa grand-mère, qui retenaient, contenaient leur judaïsme. S’achemine alors dès le début du roman une enquête, une quête d’identité, qui passe par l’héritage et la transmission d’une génération à l’autre. Ici en l’occurrence, c’est plutôt ce qui a manqué à se transmettre qui compte, le yiddish. Langue fantôme, langue morte de la famille de Polina, il n’en reste en héritage qu’un mot : « hélas ». Il nous semble que c’est une forme d’acmé de l’enquête, ce petit mot, au centre de cette quête identitaire. Qu’est-ce que vous pouvez nous en dire de ce petit mot, qu’est-ce qu’il cristallise, aussi tôt dans le roman, et dans l’histoire de cette famille ?
Ce qui me plaisait dans cette histoire de mots, c'est que c’est le seul vestige de cette langue que la tante parvient à extraire de sa mémoire. Quand elle le dit, c’est presque à voix basse parce qu'elle pense que c'est un gros mot, que c'est quelque chose qu’il ne faut pas dire. Mais finalement ce mot-là, d'une façon ou d'une autre, il a été transmis, il a réussi à se transmettre. J'aimais bien que ça puisse aussi se faire comme ça : de façon contrariée, réticente, toujours inquiète mais que ça se passe quand même.
Le motif de la frontière apparaît comme essentiel et multiple dans le récit : la frontière géographique, la frontière du langage entre le russe et le français, la frontière corporelle de la bouche, mais aussi la fron- tière selon l’enfant entre la réalité et l’imaginaire, sur le véritable sens des mots. Par exemple, on peut penser à la scène à Disneyland lors de l’arrivée en France, où la narratrice enfant croit que c’est la véri- table frontière de la France. Ce thème de la frontière s’est-il plutôt construit au cours de l’écriture rétros- pective, comme une clé de compréhension acquise grâce au recul et comme un motif littéraire pour lier les événements et les ressentis, ou au contraire est- ce que cette expérience était pensée comme telle déjà dans l’enfance ? Est-ce une véritable expérience qui a habité et éprouvé la narratrice dès l’enfance ?
Je crois que le thème de la frontière c'est quelque chose qui m'habite personnellement, de tout temps, qui me constitue, même. C'est quelque chose de totalement abstrait et inexistant, et en même temps omniprésent. En tout cas, avec le passage de la frontière, on voit la façon dont pour un enfant c'est totalement abstrait, le pays étranger, la langue étrangère. Et l’histoire de frontière c'est parfois comme un jeu très sérieux, un jeu qui peut coûter la vie mais qui reste une sorte de fiction : la frontière entre deux pays, qu'est-ce que c'est ? Comme vous le souligniez tout à l'heure avec l'effondrement de l'URSS — la disparition de ce corps-là — c'est une sorte de corps imaginaire : on dirait qu’il s'arrêterait là, mais on pourrait aussi bien dire qu'il s'arrête ailleurs. Et je crois que ce qui m'intéresse le plus dans la frontière, c'est le passage. Tout ce livre est aussi construit autour de l'idée du passage, du moment de la métamorphose, du moment où on traverse, où on passe à travers la paroi, l'état solide à l'état liquide et inversement. Comment on passe du parler avec accent au parler sans accent ? Comment est-ce possible ? Ou même comment on passe d'une langue à une autre dans une même phrase ? Ce sont des questions qui m'habitent en permanence.
« Passage » qui fait penser à Pessah, le prénom de la grand-mère. D’ailleurs, nous avons vu que si on prenait [l’étymologie] « Pessah » avec « Polina », ça fait « petit passage ». On a trouvé ça intéressant.
Ah ! Je ne savais pas ! Ça me plaît beaucoup !
Pour faire le lien avec ce que vous venez de dire, sur le passage d’une langue à une autre, il semblerait que cette notion de frontière s’incarne dans l’hésitation linguistique de l’enfant, entre la langue russe et la langue française, par exemple lorsque la narratrice se rend compte de l’accent russe de sa mère en français, et qu’elle se dit « Qu’est ce qui m’a pris d’écouter ma mère en français au lieu de l’écouter en russe ? », ou encore des années plus tard, lorsque la sœur de la narratrice annonce la mort du grand-père avec le mot français. Ainsi, qu’est-ce qui est perturbant, que ces frontières soient bien établies et infranchissables, ou bien qu’elles se mêlent voire s’effacent pour laisser place à une confusion ?
Je ne sais pas ce qui est le plus perturbant, mais je pense que ce sont des frontières qui ne sont pas uniquement dépendantes du fait qu'on parle une autre langue ou non, et qu'on soit bilingue ou pas. Je pense que ces frontières-là existent pour tout le monde, dans la vie de tout le monde. Pour donner un exemple qui passe par le prénom, pour la plupart des gens, il y a des façons de prononcer vos prénoms : il n'y a que vos parents ou un proche qui les prononcent de la façon dont ils les prononcent, et le jour où on va entendre prononcer différemment quelque chose que toute sa vie on a entendu prononcer d'une certaine façon, il y a justement un passage — un petit passage à cet endroit là. Je ne sais pas si je saurai doser le degré d'étrangeté mais pour moi ça rejoint l’idée de la « vallée de l'étrange ». Quand on a commencé à créer des robots qui ressemblent énormément aux humains, on a remarqué qu'il y a un moment où, quand les robots sont trop similaires aux humains, il y a comme une sensation d'inconfort profond : on est gênés parce qu’ils nous ressemblent tellement, il y a quelque chose qui nous met mal à l'aise. On sait que ce ne sont pas des humains, mais il y a une sorte de « passage » : c'est ce qu'ils appellent la « vallée de l'étrange ». Et pour moi, ces endroits-là, c'est comme des petites vallées que je cherchais et traquais à l'endroit de la langue.
On dirait que c’est le mélange, le flou des frontières qui faisait peur à la mère qui, de manière très corporelle, couve le russe de sa fille : « le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d'un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. […] Sentinelle de la langue, elle veille au poste frontière. » (p.99) Donc pour bien délimiter les espaces de la langue, Polina « met son français » (p.101) quand elle sort et l’enlève quand elle rentre. Vous qui êtes comédienne, est-ce que vous considérez cette double identité, celle de Pauline, comme une performance ?
Vous voulez dire : est-ce qu’avoir deux prénoms, c’est avoir deux identités ?
Oui. On dit ça en s'appuyant sur ce que vous avez écrit dans le petit plaidoyer quand le personnage explique pourquoi c’est important pour elle de récupérer son prénom de naissance officiellement : vous dites vouloir le porter sans le maquiller, ce qui évoque l’art du camouflage, de la performance, du théâtre.
Pour moi la double identité ça n'existe pas : c'est un concept dans lequel on vous enferme. C’est quelque chose de binaire qu'on essaie de plaquer sur vous alors que absolument tout le monde est bien plus pluriel qu'une double identité. Il y a souvent un malentendu sur le texte parce qu’il y a un passage où j'ai écrit « russe à l'intérieur, français à l'extérieur ». Parfois, le mot « russe » évoqué dans cette phrase a été compris comme la nationalité alors que ce dont je parle c'est bien des langues et non pas de la nationalité. Par contre, je dirais que le corps vécu dans une langue n’est pas le même corps dans une autre. Luba Jurgenson en parle dans Au lieu du péril ; elle dit « qu'une golova n'est jamais tout à fait la même chose qu'une tête. Une noga jamais tout à fait la même chose qu'une jambe, ne serait-ce que parce qu'elle est à la fois jambe et pied. » Selon la langue, on ne ressent pas son corps de la même façon.
Dans votre récit, l’accent et la retranscription d’une langue dans l’autre ont une place particulière. Par exemple, pour écrire la langue russe, vous variez les choix de retranscription : certaines phrases sont écrites en alphabet cyrillique, certains mots russes sont transcrits en alphabet latin, etc. Autrement dit, comment votre bilinguisme (qui est un mot que vous n’aimez pas trop, n’est-ce pas ?) se transmet à l’écrit, comment est-ce qu’il prend forme ? Et comment opérez-vous un choix plutôt qu’un autre concernant l’orthographe de ces mots en russe ?
Juste pour préciser sur « bilinguisme » : c'est vrai que c'est pas mon mot préféré, mais je l'utilise assez régulièrement, par facilité de langage et parce que d'un coup je vais en avoir besoin et que c'est plus simple, mais c'est juste qu'à mon oreille, ça a toujours sonné comme une sorte de diagnostic assez médical. Déjà le bilinguisme signifie dualité, alors que je pense qu'il y a en fait plus de langues que ça, mais effectivement j'y ai recours en réalité, même si ce n’est pas mon préféré, c'est vrai. Pour la retranscription des mots, j'ai pris les pleins pouvoirs et toutes les libertés possibles sur la façon de retranscrire, en fonction de ce dont j'avais besoin, à ce moment du roman, à cet endroit du texte. C'est à dire qu’il y a effectivement des retranscriptions consacrées – et d'ailleurs, j'ai reçu quelques courriers de lecteur.ices qui me disaient : « alors attention, parce que là vous n’avez pas retranscrit [du russe au français], il aurait fallu mettre -SH ou -CH etc… » – et c'est un choix que j'ai fait de m'affranchir de cette règle, parce que je pense que le plaisir que j'ai de l'entre-langues, c'est aussi celui-ci. Dans cette espace non-homologué, bâtard, qui échappe et qui se soustrait lui-même aux règles grammaticales d'une et de l'autre langue, je n’allais pas me réimposer les règles de l'une ou l'autre langue, ou de celle
de la retranscription. Il n'y a donc pas une unité dans tout le livre : j'ai travaillé au fur et à mesure, au gré de ce qui me semblait bon.
Et justement, par rapport à ces écritures, ces ortho- graphes : certaines fois vous écrivez des paroles de chansons (ou autre) en russe, alors que d’un autre côté vous avez des traductions qui sont en alphabet latin et non plus en alphabet cyrillique… l’ortho- graphe est-elle liée à des représentations ancrées dans la mémoire, dans des émotions personnelles ?
Je peux vous en parler dans l'ensemble : je pense qu’encore une fois, ce qui prenait le pas là-dedans, c'est la lecture à l'oral. Parfois c'était important selon qui lit le texte, selon qu'on est francophone, russophone ou bilingue, il y a des moments où on va pouvoir lire le texte, et parfois, la lecture d'un passage dans un alphabet qu'on ne connaît pas va s’apparenter à l'expérience d'un vélo qui s'enfonce dans le sable. Vous savez : quand on est à vélo et qu'on roule sur une route, et d'un coup, on passe dans le sable, ça roule encore un petit peu et puis tac, au bout d'un moment ça s'arrête. Et ce qui me plaisait, ce dont j'avais envie en tout cas, c'était que selon la langue qu'on lit ou qu'on parle, on n’ait pas la même expérience de la lecture. Et donc on arrive ou non à traverser certains espaces du texte, ou alors notre regard s'arrête à des signes qu'on ne comprend pas. L’expérience dont je vous parlais sur le fait de s'enfoncer comme ça dans le sable, c'est une expérience que j'ai eue avec la dernière page d'un livre qui s'appelle Juan sans terre de Juan Goytisolo [ndlr : Seix Barral, 1975]. C’est exactement ce qui se passe dans la dernière page de ce livre : il déconstruit la langue et on passe du français à l'arabe, mais en le déconstruisant petit à petit. Je vous invite à regarder visuellement l'effet que ça fait. Si on est francophone uniquement, on commence à lire, et petit à petit, on perd pied. J’ai fait l’expérience avec des jeunes gens au Maroc – des lycéens – qui eux étaient bilingues, et qui justement pouvaient faire la traversée en entier. C’était une classe où il y avait des élèves qui étaient francophones, et d'autres qui parlaient le dialecte marocain : selon les langues de chacun, l'expérience de lecture était tout-à-fait différente.
Au fil du récit, un jour, la narratrice explique que les Français de naissance autour d’elle lui disent qu’elle n’a plus d’accent, que son français est désormais impeccable, alors qu’elle semble affirmer au contraire, que l’accent est sa langue à elle. En quoi l’accent est-il encore ancré en vous, en quoi est-il votre « langue maternelle » à part entière ?
On a ça en commun, avec la narratrice : l'accent comme langue maternelle. L'accent c'est d'abord une expérience physique, en tout cas pour moi, et le problème c'est sa représentation. La plupart du temps, c'est fait de façon assez caricaturale, aussi bien à l'écrit que ce qu'on peut trouver dans des films où il s’agit souvent de fantasmes d'accents. Dans mon travail de comédienne, j'ai parfois fait du doublage de séries ou de films – d'ailleurs, personne ne faisait vraiment de différence : c'était le « Grand Est », en gros tout ce qui venait de l'Est, c'était bon pour que je le double – et ensuite ce qu'on me demandait de faire c'était souvent très caricatural. Néanmoins, l'accent russe en français, c'est quelque chose que j'ai eu pendant très longtemps. Et il m'arrive de le reprendre. Je pense qu’il y a un manque physique parfois, à retrouver cet état-là, cet état de langue qui est particulier, et qui crée quelque chose, en fait : une disponibilité, une liberté qu'on perd peut-être, en partie, lorsqu’on perd l'accent. L'idée de perte, je pense, n'est pas anodine. Je joue en ce moment dans un spectacle de théâtre, dans lequel je joue une scène qui est tirée de Tenir sa langue : au cours de la scène, je pars du russe, je passe par le français avec l’accent russe, l'accent s'efface petit à petit, jusqu'à un français qu'on appellerait sans accent. C’est moi qui avais proposé cette chose-là sur cette scène, et je pense que c'est lié en partie au fait que cette expérience physique me manque.
À la toute fin de la première partie du roman, vous faites référence à l’Odyssée d’Homère ; on peut aisément faire un parallèle entre le périple d’Ulysse et le parcours semé d’embuches que s’apprête à vivre la jeune Polina. Ainsi, cette référence intertextuelle se fait présage de l’avenir du personnage. Mais plus précisément, vous avez choisi d’évoquer le passage du Cyclope. Pourquoi ce choix ? Est-ce que la fameuse réplique du rusé Ulysse « mon nom est Personne » a résonné avec les questionnements identitaires au cœur de votre livre ?
Oui. C’est une scène qui m’a beaucoup marquée étant petite.
Est-ce qu’on peut considérer que vous avez écrit une mythologie du prénom ?
Je ne me suis jamais dit ça en tout cas. Mais dites-moi, je veux bien que vous me parliez de la mythologie des prénoms, ça m’intéresse beaucoup !
C’est quelque chose qui nous est venu à l’esprit en lisant votre livre, comme le prénom semble être un motif au centre de l’ouvrage. Le passage de la sociologie des prénoms étudiée à l’Université et les passages d’enquête sur le prénom de la grand-mère, ce retour vers l’arrière, vers l’Histoire de Polina, nous ont évoqué cette idée de mythologie.
Le prénom, même si c'est effectivement au centre du livre, est comme un symptôme. C’est la partie apparente d’autre chose. C'est ce qu'on va voir où entendre mais ce qui se cache derrière la modification d'une lettre, le poids d'une lettre, dépasse celui du prénom.
Juan Goystisolo, Juan sans terre (1975),
trad. Aline Schulman, Paris, Seuil, 1977, pp. 245-247
Il y a lieu de raconter
Propos recueillis par Apoline Schalk et Léo Hamel
Bavrage, où les formes, corps et idées communiquent au-delà des mots mais où le langage lui-même semble encore en lutte contre sa propre révélation. Il ne faut rien dire (P.O.L, 2024), de Marielle Hubert, s’inscrit dans la continuité de cette représentation, là où l’obstruction à la parole est telle que le silence semble être immuable, et va jusqu'à contaminer le corps et le rendre difforme. Par l’écriture, l’autrice substitue au silence et au vide, des scènes et des dialogues largement nourris des souvenirs traumatiques de l’enfance de sa mère. Bavrage, c’est aussi l’échange entre les différents artistes, puisque en complément de cet entretien, Marielle Hubert sera également présente à l’occasion de la table ronde du projet Bavrage, qui permettra un dialogue direct entre les œuvres, issues de ce rapport au langage impossible.
Vous choisissez d’ouvrir le roman par la scène du bal, en insistant sur la danse, souvent considérée comme un moyen d’expression à part entière permettant de lier musique, corporalité, expressivité et sensibilité. Quel est votre lien avec cette pratique et pourquoi la placez-vous en amont de votre récit ?
J'adore danser au milieu de gens connus ou inconnus, c'est à mes yeux le sens même de la fête. En revanche je ne comprends rien à la discipline « danse », même si j'ai essayé ! Le statut du bal dans le texte est celui d’une cérémonie qui marque la fin de quelque chose. Le corps de Simone rencontre l'histoire, ou plutôt la croise en sens inverse : alors qu'on fête la libération de la France, Simone enterre sa liberté à jamais sans le savoir. Dans ce bal, elle danse pour la toute dernière fois de sa vie. Son mari Armand le dit un peu plus loin dans le texte « la fête est finie ». C'est une façon de placer tout ce qui va suivre dans un au-delà qui est une des questions centrales du livre. Mais, si j'y pense, d'autres bals célèbres de la littérature portent cette idée de fin d'un monde connu, le bal est sou- vent le cataclysme qui permet le récit, je pense évidem- ment au Ravissement de Lol. V. Stein et à La Princesse de Clèves.
Vous décrivez une famille, composée de personnages dont les corps sont faillés : Armand est infirme, Simone, d’abord jeune et belle, devient obèse à la fin de sa vie. Leur fille Sylvette ne parvient pas à évoluer après le traumatisme subi de la main de son père, créant alors une véritable « fêlure héréditaire ». En quoi ces traumatismes physiques sont-ils révélateurs de la psychologie des personnages ?
D'une manière générale, je ne décris pas très précisément les physiques de mes personnages, de même qu'en tant que lectrice, les descriptions d'apparences ne suscitent pas d'images mentales chez moi. Armand possède une caractéristique immanquable, ses jambes tordues, qui lui font vivre toutes les situations à l'endroit de cette défaillance. Où qu'il se trouve, il cherche sa vengeance, il n'a pas surmonté le drame de son corps, il actualise cette souffrance en détruisant les autres. Effectivement Sylvette, sa fille, fait un peu la même chose, elle est toujours restée à l'endroit de la douleur, c'est ce qu'elle a appris de son père, je parlerai alors plus de mimétisme d'éducation que d'hérédité. Pour le dire plus directement, ce n'est pas parce qu'on a eu un modèle détestable et qu'on le sait, qu'on a le pouvoir d'éviter la reproduction. Le corps d'Armand peut vieillir, ses jambes restent toujours dans le même état et à leur suite, sa rage. C'est un personnage monolithique, il est hors du temps qui passe. Simone, elle, appartient à l'humanité commune, le temps l'attaque : elle est jeune et belle dans la fiction que je fais de sa jeunesse, et je précise que la Simone que j'ai connue était obèse, son vécu a impacté son corps.
Tout un jeu de silence et de parole se perçoit à travers des objets dans votre œuvre, et notamment grâce au fameux buffet de Simone et au cheval en bois de sa fille. Comment expliquez-vous cette opposition entre les deux objets, à savoir la voix qui émane du buffet et au contraire le silence que le cheval en bois convoque ?
Je n'ai pas mis consciemment l'accent sur une opposition mais il est vrai que j'ai placé Sylvette du côté du silence car elle n'est pas un interlocuteur valable pour les adultes qui l'entourent, personne ne s'adresse à elle autrement que pour faire passer des messages à d'autres. Sylvette-enfant est un objet et elle fait ce qu'on attend des objets : elle se tait. Le cheval et le buffet sont ses semblables. Simone de son côté, n'agit pas en adulte, elle joue avec son buffet comme sa fille de cinq ans joue avec son petit cheval, elle fait parler le buffet pour s’en faire un partenaire, elle préfère humaniser un meuble que de parler à son enfant. Rendre compte du refuge que constitue « l'enfantin » pour certaines femmes violentées était mon projet, et je voulais aussi montrer que cela n'est pas du tout quelque chose de joyeux et de fantaisiste. Cela raconte un malaise que beaucoup de gens ne remarquent pas. Les adultes qui continuent à faire les enfants sont plus nombreux qu'on pourrait le penser et moi, j'ai peur de ces gens, je cherche toujours la douleur cachée derrière eux.
Le personnage de Sylvette souffre d’un adénophleg- mon lorsqu’elle est enfant, ce terme très médical est récurrent dans votre ouvrage, et il matérialise, à l’image du cheval, le traumatisme et l’impossibilité à s’exprimer, ici il est question de la marque physique et corporelle qui renferme et qui bloque la communi- cation à la suite du traumatisme du premier viol (le gonflement du cou). La question du corps est-elle es- sentiellement liée au psychique, pour vous ? On constate une certaine rareté, par ailleurs, des corps heureux, ou désirants (ceux-là même qui excitent la jalousie d’Armand lors de la scène d’ouverture).
L'adénophlegmon a une fonction dans le livre, et vous avez raison le terme choisi est délibérément « savant ». L'histoire de la famille se situe dans une grande banlieue, dans un quartier modeste. Qu'une enfant de ce quartier ait une maladie au nom barbare la gratifie d'une rareté qui fait la fierté de sa mère Simone et va lui permettre d'ouvrir ses portes, de nouer un lien avec le voisinage, car c'est chez elle que le « prodige » de l'adénophlegmon a lieu. Aussi fou que cela puisse paraître, il est un vecteur de vitalité pour Simone. Par ailleurs Sylvette est en train de mourir d'un cancer rare dans le livre et je voulais montrer que sa force de résistance à une maladie prodigieuse qui intéresse le corps médical et dont elle est si fière prenait sa source dans l'adénophlegmon. Pour le dire autrement, Sylvette survit miraculeusement à cinq ans d'une maladie rare d'origine somatique et elle réitère l'exploit soixante- douze ans plus tard parce qu'elle a appris à le faire. Je me méfie du tout psychique en ce qui concerne le corps et les maladies, en revanche je crois à l'éducation et ce que le corps apprend ou est éduqué à faire, je pense qu'il le ré- itère logiquement. Effectivement la formule « corps heu- reux » ne correspond à rien dans mon imaginaire, quand je lis ces mots, je ne vois pas de quoi ça parle.
Vous définissez cet ouvrage comme se trouvant à la frontière entre une autobiographie et une fiction, pourtant vous évoquez une certaine réalité histo- rique, avec des faits concrets. Quel est le rôle de la fiction, dans ce livre, au sein du récit du drame familial personnel ?
Central. Tout ce qui concerne l'enfance de Sylvette et l'his- toire de ses parents est fictif, les faits concrets sont inven- tés, la question qui m'intéressait était celle du plausible. C'est une proposition de roman, « d'histoire plausible » à partir de ma connaissance de Sylvette. Je déduis d'elle ce qu'a pu être son histoire. Par ailleurs, il s'agit de bâtir un récit fictif sur lequel compter, ce n'est pas un livre à la frontière de deux genres mais un livre au sein duquel les deux genres coexistent. Certains chapitres sont exclusive- ment du roman et d'autres, exclusivement du témoignage, ce n'est pas un mélange des deux, c'est une alternance.
En vous inscrivant dans le genre du récit de filiation, qui met au premier plan l’histoire des ascendants par rapport au sujet qui raconte, vous proposez une série de portraits féminins de mères et de filles entre fu- sion et destruction réciproque. Est-ce un roman sur le lien maternel ?
Oui, sous l'angle de l'absence de lien ou du lien raté. Simone ignore Sylvette et Sylvette fusionne avec moi. D'un côté ou de l'autre, le lien est impossible, manqué : Simone, Sylvette et moi, ne savons pas « faire » du lien. Le livre propose aussi de penser la fin de l’amour qu’on porte à sa mère, il fait état de l’arrêt de cet amour et essaye d’en examiner les modalités.
Dans le début de votre œuvre on trouve « je n’étais pas née quand les fantômes de Sylvette étaient jeunes et vivants. Je connais ce temps-là par les sem- piternelles photos et par les récits qu’elle m’en a faits. » (p. 13). Comment un témoin de témoin qui n’a pas vécu l’expérience corporelle, de la violence et de la souffrance communiquées seulement par le si- lence, peut-il être à même d’exorciser les « fan- tômes » de sa mère ? La fiction, inventée, fait-elle office de réparation ou de consolation, en créant des personnages animés sur une grande scène de thé- âtre ?
C'est un roman qui cherche à faire mourir quelqu'un dans la vie réelle en emprisonnant les morts définitivement dans le texte. Faire des bourreaux des personnages est la seule façon que j'ai trouvée pour accompagner ma mère à la mort. La question posée au début du livre est la sui- vante : peut-on faire machine arrière pour retrouver l'amour disparu ? Sylvette est en train de mourir et je ne l'aime plus car son lien à ses fantômes a séché mes sentiments. Je pars donc à la recherche du moment où cet amour s'est évanoui pour faire ce qu'une fille doit faire : être là jusqu'au bout. Je ne crois pas que la littérature permette la réparation, mais elle peut sans doute offrir la reconnaissance. C'est une vraie question qui recoupe celle de la justice. Que cherche-t-on quand on souffre ? À ne plus souffrir ou à connaître et faire reconnaître la vérité ? La fiction étrangement permet d'affirmer la vérité, comme pour dire, oui, ce n'est pas une rumeur, la douleur est vraie car la violence a eu lieu et on le sait parce qu'il y a lieu de la raconter même si pour cela il faut bâtir une fable. C'est ça qu'il s'agit de dire : il y a lieu de raconter. Il s'agit de construire le territoire de la souffrance pour qu'elle puisse élire domicile là, dans le livre.
Nommer est l’acte inaugural qui nous permet d’identifier quelqu’un ou quelque chose. Cela va permettre au sujet d’être identifiable pour les autres. En psychanalyse c’est une opération symbolique qui noue le singulier au collectif, cette reconnaissance par l’autre indique au sujet la place qu’il va occuper dans le social, c’est-à-dire la manière d’entrer en lien avec les autres, ce qui est attendu de lui, ce qui lui est interdit. Lacan parle de « Parlêtre » qui signifie que nous existons en tant qu’être dans le langage. Pour vous qu’est-ce que traduit la décision d’Armand de façon unilatérale de changer le prénom Françoise pour celui de Sylvette et cela est-il annonciateur de sa domination ?
L'anecdote du changement de prénom a bercé ma vie, ma mère en parlait très souvent, mais comme tout ce qui concernait son père, elle la racontait « à plat », c'est-à-dire comme un fait brut, sans analyse, sans émotion, sans dire ce qu'elle en pensait. À ma naissance, il y a eu une erreur massive sur mon propre prénom et il a fallu que j'écrive le livre pour faire le rapprochement entre ces deux histoires qui ne peuvent tout simplement pas tenir de la coïncidence, mais qui nous disent quelque chose sur le fait de nommer ou de dire. Dans ma filiation, certaines femmes sont mal nommées ou « dénommées », et c'est précisément celles qui n'ont pas réussi à oublier Armand, à savoir Sylvette et moi. En faisant ce choix, celui de changer le prénom de Françoise en Sylvette, Armand montre une nouvelle facette de sa vengeance, c'est l'occasion d'en agrandir le territoire, après les copains, les voisins et sa femme : sa fille.
Il se dégage de votre parcours, une importance toute particulière accordée à la psychanalyse. Dès votre premier ouvrage, Ceux du noir (P.O.L, 2022), le motif de la grotte figurait peut-être une bulle traumatique dans laquelle les deux enfants sont enfermés. Dans ce deuxième récit, il est encore une fois question du traumatisme lié à l’enfance, ici par l’inceste. Nous retrouvons le motif Œdipien dans la représentation des liens des parents à l’enfant, ainsi que le cheval de bois comme objet transitionnel au sens de Winnicott, à savoir un objet utilisé par un enfant pour représenter une présence rassurante. Pourquoi ce rapport à l’enfant est-il important dans vos œuvres ?
Dans Ceux du noir, la grotte n'est pas un motif imaginaire, c'est un lieu réel dans lequel je me suis perdue à l'âge du personnage. J'ai un rapport assez concret aux lieux et aux êtres dans mon travail. Je crois qu'on rencontre des lieux réels dans la vie qui parlent précisément de ce que l'on éprouve, certains lieux viennent à notre rencontre. Comme si le monde concret était toujours disposé à nous porter secours en nous proposant une version perceptible et palpable de nos architectures internes. L'enfance est le moment et l'endroit de tous les enfermements, on ne peut pas décider de ce qu'on fait, ni d'où l'on va, ni des gens avec lesquels on vit : je ne comprends tout simplement pas la nostalgie de l'enfance, période qui reste pour moi le temps de l'impuissance. En revanche, j'ai un souvenir très précis des stratégies mises en place pour supporter l'attente de l'âge adulte, cela consistait à l'élaboration d'un dialogue intérieur continu, à trouver ma langue en quelque sorte. Dans Ceux du noir, les deux enfants racontent leur histoire au moyen de cette langue, on a parfois accès à la voix intérieure de Sylvette aussi dans Il ne faut rien dire, je peux dire que cette langue-là est ma langue d'origine et quand je la mobilise, un monde bien particulier advient, mais il n'est pas symbolique, il est très concret, il transforme les sentiments et les êtres en formes palpables et non l'inverse. Et l’origine de ce monde, l’accès à lui se nouent dans l’enfance pour moi.
Nous retrouvons dans le roman le motif du « trou noir », comme la dépossession de la possibilité à s’ex- primer. Le processus d’écriture sur lequel vous vous appuyez apparaît véritablement comme un biais de substitution à la parole, permettant de briser le mu- tisme, et de s’affranchir d’un blocage traumatique. Est-ce la raison première de l’écriture de ce roman, combler ce trou noir, à savoir inscrire frontalement le traumatisme pour l’exprimer clairement ?
La question qui traverse mon travail est celle du noir. Ce thème correspond à quelque chose de très précis dans mon esprit. C'est l'endroit avant le langage, ce sont les quelques premières lignes de la Genèse, un lieu effective- ment d'où l'on ne peut rien dire, qui pourrait correspondre à ce que Blanchot nommait le « balbutiement », le mo- ment où la langue persiste dans sa source, dans le silence avant d'opérer un déchirement qui permet de nommer. Le problème est que ce déchirement conduit nécessairement à « mal nommer » les choses et les êtres, c'est pourquoi on est obligé d'écrire plusieurs livres. Le grand fantasme se- rait de trouver la phrase définitive, qui épuiserait tout le réel et permettrait de revenir au silence des origines sans retour possible au langage. Dans Il ne faut rien dire, com- bler le trou noir est un programme, c'est une méthode que je propose de mettre en place dès l'introduction pour es- sayer de mettre la main sur le moment où le sentiment s'est perdu. Quand je m'y essaye, au moment de l'écriture, je ne sais absolument pas où tout cela va me mener, je n'ai pas de plan de récit. J'ai une méthode qui est celle de transformer des ancêtres en personnages et une contrainte : le faire avant la mort réelle de Sylvette.
Tout au long de votre œuvre vous ne parlez jamais véritablement d’inceste. Comme lors de la scène où le cheval de bois est arraché, véritable déchirure phy- sique qui permet de matérialiser la perte d’inno- cence et de virginité de la jeune Sylvette. L’inceste n’est pas clairement présenté, toutefois vous utilisez des référents physiques dans l’espace de la diégèse pour montrer cette analogie. Vous refusez une évocation frontale et directe des actions d’Armand, puisqu’il n’est question de viol que sur la dernière page du roman. Alors que vous présentez l’ouvrage comme moyen de soulager le fardeau de votre mère, vous faites également le choix de ne pas confronter le lecteur de manière directe à l’horreur qu’est l’inceste, pourquoi ?
Parce que ce n'est pas mon sujet. Je m'empare de cette question, si l'on peut qualifier l'inceste comme cela, comme un témoin de sa trace. Je trouve admirable les récits des victimes qu'on trouve dans la littérature et je ne voulais en aucun cas faire comme si je savais ce que c'était, ce serait malhonnête. Je parle d'où je suis, c'est-à-dire en tant que fille d'une victime qui ne s'est pas soignée. La question serait « et après ? », comment on vit, comment on élève un enfant, comment on refuse de mourir à la suite de ça ? Je voulais surtout dire que l'amour ne suffit pas à sauver les gens, il faut du soin, du soin de professionnels. Par ailleurs, je choisis le point de vue de Sylvette pour la scène traumatique et le traumatisme de l'enfant, c'est la perte du cheval et rien d'autre dans sa conscience. Raconter les choses comme cela évite de plaquer mon jugement d'adulte sur des sentiments et des faits dont je ne possède que des traces déplacées. Je n'aurais pas envisagé de raconter l'horreur à distance de l'enfant, nécessairement, il fallait que je sois dans sa tête et ce que pense Sylvette c'est qu'on lui a volé son cheval, son seul interlocuteur. Dans le livre l’enfant considère les coups de son père comme des marques d’attention, elle ne le déteste pas, elle convoque la magie pour donner du sens à son vécu. L’idée n’était pas de dénoncer un crime mais de regarder de plus près ce que ça peut donner dans les pensées et les actes des victimes.
Dans une interview pour Le journal des arts de lire vous dites « mon travail est un moment de césure où je suis dans le silence parce que l’écrit ce n’est pas la parole, je ne suis pas avec les autres, je suis avec ma langue, je m’exclus de la vie ». Comment le silence et le recueillement de l’écriture s’accordent-ils avec la volonté de rendre public ensuite un tel récit ? Le moment de l’écriture engage-t-il une forme de résolution qui permet de revenir au monde ?
Quand j'écris, je me tiens aux côtés de ma langue et des personnages, à aucun moment je n'ai la volonté de rendre public quelque chose, j'adorerais pouvoir être consciente des enjeux et avoir les idées claires mais c'est tout l'inverse qui se produit. Le temps de l'écriture de ce livre était le temps réel d'agonie de son personnage principal, le lecteur n'était pas encore dans la boucle pour moi. Sylvette était vivante pendant l'écriture mais morte quand le livre est arrivé aux lecteurs. J'aime penser que le texte restera ce trait d'union fragile entre l'avant et l'après, entre la fin et l'au-delà.
Improviser par la parole, pour moi, c'est un cauchemar
Propos recueillis par Céline Jourjon, Clara Frangiamone et Lisa Lavigne
Quand les mots nous manquent, la danse prend le relais. Ainsi, nous accueillons avec plaisir le danseur Jean Soubirou au sein du projet Bavrage.
Bonjour Jean, merci beaucoup d’avoir accepté cet en- tretien. Commençons par évoquer ton rapport au mouvement. Dans ta pratique, le corps et les mouve- ments semblent mués par des explosions d’énergie, qui surviennent de manière instinctive tout en étant maîtrisées. Quant aux moments de pause qui ar- rêtent parfois le mouvement, ils pourraient être le signe visible du barrage, au moment où le langage serait sur le point de prendre corps. Est-ce que tu pourrais nous parler de ce rapport entre l’impulsivité du geste et le contrôle du mouvement ?
Oui, c’est très intéressant. J’ai en effet un rapport à la danse très impulsif et très viscéral, parce que j’ai toujours dansé. Avant de faire de la danse, je dansais déjà. Cette impulsivité, que ma formation n’a pas essayé d’étouffer, me caractérise et m’anime. En revanche, le contrôle est ma technique, il vient de ce que j’ai appris. J’ai fait une formation de danse classique et j’ai fait aussi beaucoup de contemporain, surtout une fois que j’ai commencé à tra- vailler. Tout ceci demande évidemment du contrôle puis- qu’on nous demande une certaine rigueur, de la technique que très naturellement je vais chercher à déranger. Moi, ce qui me fascine, c’est l’erreur. Cela relève de l’impulsivité parce que c’est une rupture, une chute. Avant, je traitais les choses presque avec une forme de violence. J’essaie maintenant de faire attention parce que ce n’est pas ce que je veux amener, mais je pense que la ligne est fine entre une forme d’impulsivité et un geste violent. J’aime toujours aller chercher ces limites, tout en respectant mon corps en premier, et le public bien sûr si je dois le présen- ter. J’ai besoin des deux : si je ne fais que de l’impulsivité, je reste moins ancré aussi.
On a tendance en effet à opposer danse classique et danse contemporaine. Comment la danse classique, réputée pour son esthétique de la rigueur et de l’ultra-contrôle, permet paradoxalement de trouver une forme de liberté ? Ton approche du mouvement semble s’éloigner de cette esthétique rigoureuse pour tendre plutôt vers une esthétique plus libre, peut-être plus organique, inhérente à la danse contemporaine. Comment est-ce que tu penses de cette opposition entre le cadre structuré de la danse classique et l’expressivité instinctive de ta danse ?
J’essaie de ne pas créer de césure ou de binariser les choses en disant : « la danse classique, c’est la rigueur, c’est le contrôle et la danse contemporaine c’est la liberté » parce que c’est quelque chose de fluide. C’est très dur de définir la danse contemporaine parce que c’est un terme qui regroupe différentes sortes de mouvements, diffé- rentes pratiques donc il est presque impossible de la caté- goriser et de l’essentialiser. Je trouve pourtant que la danse classique est très politique. L’art l’est en général mais la danse classique m’évoque une certaine politique de corps, une idéologie, une philosophie dans laquelle je ne me retrouve pas. J’essaie de m’en tenir au mouvement. On trouve une forme de liberté par le contrôle qui peut être intéressante mais qui demande vraiment de faire table rase de beaucoup de choses, c’est presque faire preuve de névroses. En y réfléchissant, en faisant le lien avec Bavrage, il y a presque une impossibilité : c’est tellement élitiste, tellement exigeant, qu’il y a presque une incapacité à accéder à ce qu’on veut, à communiquer exactement l’intention du moment. En danse contemporaine, j’ai dansé des pièces qui étaient presque plus exigeantes que la danse classique tant sur le plan physique et partitionnel du mouvement que sur le plan émotionnel. Il y a eu des pièces dans lesquelles la liberté arrive quand on est au summum du contrôle et de la fixation, dans un état d’épuisement. La surcharge du contrôle amène à un lâcher-prise, un relâchement qui n’a pas été provoqué. Accéder à la liberté par le contrôle est très intéressant.
Martha Graham disait : « la danse contemporaine, c’est l’art de dire ce que les mots ne peuvent pas exprimer ». Comment est-ce que tu comprends cette citation, par rapport à ta pratique pluridisciplinaire de la danse ?
À titre personnel, je suis complètement d’accord. Les parcours de chacun et chacune sont différents mais si je généralise, la danse est une façon de pouvoir s’exprimer sans avoir à passer par la parole et dans laquelle moi, en tant que danseur, je me réfugie énormément. C’est un exercice de savoir parler, de savoir communiquer — un exercice pour moi beaucoup plus angoissant. Quand les gens nous trouvent extrêmement courageux de danser sur scène, je trouve que parler l’est encore plus. Après, si la danse est mon terrain de confort et mon endroit de sûreté, je fais du théâtre en parallèle. Je m’y suis mis plus tard et il y a eu d’abord une incapacité à arriver sur scène et à uti- liser ma voix. Dans la danse, on peut utiliser la voix, on peut chanter mais c’est toujours sous couvert de la danse qu’on chante ou qu’on parle ! Je le remarque aussi avec beaucoup de chorégraphes avec qui je travaille : on a du mal à parler et c’en est presque une angoisse parfois… Im- proviser par la parole, pour moi, c’est un cauchemar. Enfin, c’est un peu dramatique, mais c’est difficile…
Tu n’as pas l'habitude de la parole, du langage dans la danse, est ce que, à l’occasion de l'exposition qu’on est en train de monter, tu as envisagé d’intégrer de la voix dans ta danse ?
J'aurais pu, mais non. Je n'en aurai pas nécessairement besoin. Je ne l’ai pas envisagé ainsi. C'est intéressant, mais très compliqué pour moi. À ce sujet, j’ai travaillé au Ballet de Lorraine pendant deux ans. C'est une compagnie permanente donc on n'a pas le choix des projets que l’on fait, et ça m'est arrivé de chanter sur scène. Je chante très mal ! Mais cela a été possible sur scène, bizarrement, parce que je ne voyais personne. Il y avait une vraie distinction entre mon espace et l'espace du public. Pour Bavrage en revanche, avec une telle intimité liée au public, c’est impressionnant et donc de devoir utiliser la parole, je pense que c'est un peu beaucoup pour moi. Par le biais de ce que je connais et que je vais explorer, je vais pouvoir m'amuser mais je vais rester dans mon corps.
Tu vas participer à l’exposition Bavrage par une per- formance dansée, et tu as également proposé un ate- lier gratuit aux étudiant•es. Dans la note d'intention que tu as rédigée à cet effet, tu affirmes que « les ate- liers de médiation sont une partie intégrante et es- sentielle de la démarche artistique. » Pourquoi cette dimension pédagogique et participative est-elle si importante pour toi ?
En ce moment, la culture va mal. J'essaie de ne pas être fataliste mais c'est une réalité. C'est inquiétant. Je pense qu'il y a une espèce de précarité qui se crée, et une question se pose beaucoup en ce moment : « comment remettre le public au centre de la création et de l’art ? » Je ne pense pas qu'il faille mettre le public au centre par contre, le public doit être intégré dans un processus créatif. Bien sûr, il ne s’agit que de ma perception, et je ne pense pas qu’il y ait de vérité absolue là-dedans. Cela me stimule de me mettre à la place du public. Comment démocratiser l'art ? Comment rendre accessible la culture ? Et on aura beau faire toutes les pièces que l’on veut, pour moi, si on ne rencontre pas les gens, on ne fait que la moi- tié du chemin dans la démarche d'accessibilité. Je m'en suis vraiment rendu compte l'année dernière. J'ai fait beaucoup de projets pédagogiques, notamment en école avec des enfants pendant six mois. C’était chouette, parce que ça m'a vraiment permis de construire une relation avec ces classes et cela leur a donné le temps, à eux, de créer un rapport à la danse. Il fallait prendre le temps d'al- ler rencontrer les gens, enfant comme adulte, les gens qui ont des a prioris sur la danse, qui ont des réserves et des verrous, et aller doucement, tranquillement, les défaire : c'est cela que j'adore. On peut développer des formes presque thérapeutiques : par exemple, j'ai travaillé avec des petits en situation de handicap mental et physique, et je pensais, au début, qu’il serait impossible de les faire monter sur scène. Mais c’est le processus qui compte : peu importe qu’ils viennent sur scène ou pas. En revanche, dans le processus, il fallait les intégrer sinon il n'y avait aucun intérêt dans ma démarche. Et ils sont montés sur scène, parce que, pendant six mois, on a construit une vraie relation.
La danse en collectif se manifeste tant dans ton expérience aux JO, où tu as performé aux côtés de 150 danseurs, que dans ton atelier. Comment le collectif transforme-t-il la danse, à la fois comme langage et comme expérience de partage ? Peut-on la considérer comme une véritable conversation des corps ?
Ça dépend. Aux JO, je ne pense pas qu'il y ait eu de conversations : parce que aussi la danse l’imposait, c'était quelque chose d'assez individuel. Tout s’est joué au niveau de l’énergie. Ça a été un peu périlleux en réalité, les JO. Les jeux en soit nous ont laissé une très belle expérience, mais les conditions dans lesquelles on pratiquait n’étaient pas tout le temps très correctes. On s’est battu•es à 150. On s'est battu•es pour faire valoir nos droits. On a mené un mouvement de grève lors de la répétition générale, qui a été, pour nous, une revendication énorme parce qu’à plein d'endroits, la danse est très mal considérée. Je n'ai pas été payé tout le temps. On est un peu interchangeables. Tout cela a amené une vraie force de groupe pour la performance des JO. On tremblait tous et toutes comme des feuilles, et c’est grâce à l’élan collectif que nous avons créé pendant des mois, grâce aussi au contexte dans lequel on dansait, qui était complètement démesuré, que nous avons pu performer comme nous l’avons fait et que tout s’est déroulé ainsi.
Tu performes en extérieur, notamment avec l'exposi- tion Dans les pas suspendus de la commissaire d’ex- position et coordinatrice de Bavrage, Juliette Belleret et dans la chorégraphie Synchronicité de Maud le Pladec pour l'ouverture des JO, dont tu viens de par- ler, où l'espace et la liberté de mouvement sont plus vastes. Comment appréhendes-tu cette transition vers l’environnement plus restreint qu’est un cam- pus scolaire, pour Bavrage ? Cette contrainte modi- fie-t-elle ton approche du corps et de l'expression chorégraphique ?
C'est quelque chose que je ne peux pas anticiper et j’adore travailler avec la contrainte. Il y a énormément de richesse dans la contrainte et dans le fait de devoir trouver des façons de faire, des cheminements qui ne sont pas du tout ceux auxquels on pensait. Je crée de mon côté et ce serait présomptueux de ma part d'exiger que le contexte dans lequel je vais performer s’adapte à ce que je vais créer. Ce ne sera pas, en l’occurrence, une boîte noire, une scène, un plateau. J'ai un terrain neutre, mais un terrain qui sera occupé par des gens, par des œuvres, et je dois m'inclure là-dedans. C'est à moi de m'adapter. J'aime aussi de plus en plus la proximité avec les gens, lorsque je danse. C'est toujours très intéressant de voir le public, là où, en général, on ne voit pas autant. Ça devient presque intime. Spatialement, on est au même endroit, il n'y a pas de césure entre la scène et le public. Il y a une vraie différence qui se joue à cet endroit-là et qui m’intrigue beaucoup. J'essaye de m'offrir un champ des possibles, de ce qui sera faisable ou non, en partant de quelque chose que je peux transporter et que je viendrais par la suite développer. L’espace réduit est une contrainte, mais cette contrainte m'amène aussi ailleurs.
Ghérasim Luca, « Passionnément », Le chant de la carpe,
Paris, Le Soleil Noir, 1973, pp. 87-94
Note sur la conception graphique
Bavrage et sa communicabilité sont également interrogés à travers les différents supports de la Revue. Si la version web reprend le motif de la vague comme outil de navigation — permettant de se repérer et de passer d’un texte à l’autre — la version papier elle, se laisse peu à peu envahir par ce motif, en clin d'œil à la signalétique de l'espace d'exposition. La lisibilité des textes s'en trouve perturbée, entre jeux de gris sur noir et noir sur blanc.
Entièrement créées à partir de langages du web, les publications web et papier découlent du même fichier original écrit en HTML. L'application de feuilles de style CSS (via les media queries @screen et @print) et l'utilisation de la bibliothèque javascript Paged.js permet de jouer avec les spécificités de chaque médium, et illustre la capacité de la Revue à se figurer, à se configurer, voire même à se reconfigurer jusqu'à se fluidifier. C'est, par extension, une façon de repenser les modes de diffusion, et la relation flux : écran : papier.
Comité de rédaction
Clara Frangiamone, Léo Hamel, Juliette Jamm, Céline Jourjon, Julie Labouré, Lisa Lavigne, Raphaël Lucchini, Gaëlle Marion, Esther Meysonnet, Lou Patissier, Maxence Robert et Apoline Schalk
Comité éditorial
Morgane Kieffer
Coordination éditoriale de la revue
Morgane Kieffer
Coordination du livret de médiation
Juliette Belleret
Conception graphique et mise en page
Esther Bouquet (dir.), Clara Frangiamone, Léo Hamel, Juliette Jamm, Julie Labouré, Lisa Lavigne, Raphaël Lucchini, Gaëlle Marion, Esther Meysonnet, Lou Patissier, Maxence Robert et Apoline Schalk
Conseil conception et programmation artistiques
Juliette Belleret
Conseil programmation et médiation littéraires
Morgane Kieffer
Un grand merci à :
Nos invité•es pour leur disponibilité et générosité : Louise Chennevière, Tristan Chinal-Dargent, Marielle Hubert, Sofia Lautrec, Eric Manigaud, Polina Panassenko et Jean Soubirou.
Notre professeure Morgane Kieffer pour son accompagne- ment à l’écriture et à la réalisation des entretiens.
Notre intervenante Esther Bouquet pour la mise en page de la revue.
Notre intervenante Juliette Belleret pour son accompa- gnement, son soutien et ses conseils.
L’équipe de la reprographie de l’UJM, et tout particulière- ment Lucien Dieux, pour l’impression de la revue.
L’équipe du bâtiment des Forges, et tout particulièrement Achour Beloucif, pour son accueil et sa disponibilité.
Les équipes de la CVEC et du COM de l’UFR ALL de l’UJM pour leur confiance et leur soutien.
Le Théâtre de Suresnes Jean Vilar pour sa participation et ses locaux mis à disposition de Jean Soubirou lors de ses répétitions.